Qualité de service/qualité de l'environnement

Les conditions de travail des bibliothécaires

Aline Girard-Billon

Le 10 juin dernier, une journée d'étude organisée conjointement par les groupes Paris et Ile-de-France de l'ABF (Association des bibliothécaires français) et par l'ACERB (Association des conservateurs et responsables de bibliothèques de la ville de Paris) a permis d'évoquer le sujet délicat des conditions de travail des bibliothécaires. Devant près de cent participants réunis à La Défense à l'invitation du Pôle universitaire Léonard de Vinci, une quinzaine d'intervenants ont analysé l'organisation du travail interne et les liens entre espaces publics et services intérieurs.

La Bibliothèque nationale de France

La première intervention – polémique dans le contexte du moment – a été celle de François Morey, actuellement en fonction à la bibliothèque municipale de Bordeaux et ancien de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Sa communication, dont le titre « Ergonomie des comptes de Perrault » est un rappel plaisant de Bruno Bettelheim (ergonomie à défaut de psychanalyse et Dominique Perrault en guise de fée !) ne pouvait manquer de vivement intéresser l'assistance après la publication, au printemps dernier, du rapport de l'inspecteur général Albert Poirot, et cela d'autant plus que François Morey, représentant pendant trois ans du personnel de la BnF au comité d'hygiène et de sécurité de l'établissement, a été impliqué dans les nombreux débats internes sur les conditions de travail des agents.

Quelles sont les particularités architecturales du site Tolbiac de la BnF et quelles en sont les conséquences sur les conditions de travail du personnel ? 365 000 m2, dont 160 000 m2 de surface utile, 395 km de rayonnages, 275 mètres de distance entre deux tours sur le plus long côté, 10 000 portes, dont cinq sur une distance de seize mètres au pied des tours. Au centre, le jardin, entouré de murs de verre sur une hauteur de six mètres ; derrière les vitres, des couloirs déambulatoires ; derrière les déambulatoires, des salles de lecture ; derrière les salles de lecture, quelques bureaux et surtout des magasins sans lumière du jour ; derrière les magasins, des couloirs aveugles où cheminent les agents de la BnF poussant leurs chariots à livres. « Quand l'architecte compte en m2, le personnel compte en kilomètres parcourus… Si les espaces pour le public sont soignés, les bureaux sont austères ; quant aux magasins et aux circulations internes, on ne sait s'il faut parler d'esthétique industrielle, d'économies maximales ou de mépris total pour les gens qui y travaillent », conclut François Morey.

A la suite de la grève du printemps dernier, un groupe de travail s'est penché sur l'amélioration des conditions de travail du personnel et a structuré son rapport en trois points : organisation du travail, environnement matériel du travail, environnement social des agents. De multiples exemples de dysfonctionnement y sont cités, d'autant moins acceptés que, dans son rapport de janvier 1993, l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (ANACT) préconisait des améliorations par rapport aux premiers programmes élaborés et listait nombre de points noirs. Un rapport resté apparemment au stade de vœu pieux ! L'organisation du travail interne y fait l'objet de critiques virulentes, que ce soit sur les points particuliers des plannings ou de la rotation du personnel entre les différents postes, que sur la tendance générale à « infantiliser » le personnel par « des contrôles tatillons, un manque de délégation, une propension au secret, une censure de l'information » (Albert Poirot). L'éclatement des services est par ailleurs un facteur aggravant des conditions de travail, déjà signalé par l'ANACT. C'est donc l'ensemble de la relation entre l'agent et son établissement qui semble en difficulté à la BnF.

Dans sa conclusion, François Morey n'est guère optimiste : les contraintes du bâtiment sont là, une grande partie des aspects matériels ne pourra que difficilement être améliorée. Quant à l'organisation du travail… Son intervention aurait cependant gagné à être accompagnée d'une mise en perspective historique et politique. Il n'aurait pas été inutile de rappeler notamment que le projet architectural a été choisi par un jury sans bibliothécaire, qu'initialement il n'avait pas été prévu de transférer les collections d'imprimés du site Richelieu au site Tolbiac et que, selon les vœux de François Mitterrand, le bâtiment devait être impérativement inauguré en 1995. Tout ceci expliquant peut-être cela…

Un pessimisme marqué

Les intervenants suivants – Brigitte Rozet, de la bibliothèque du CNAM (Conservatoire national des arts et métiers), André-Pierre Syren, de la bibliothèque municipale de Dijon et Françoise Romanié, de la bibliothèque interuniversitaire de Jussieu – ont fait preuve d'un pessimisme encore plus marqué. Locaux figés ou peu évolutifs du fait de leur classement, immeubles hétérogènes et plans complexes en raison des multiples ajouts et récupérations de mètres carrés au fil des siècles, pièces « détournées », circulations difficiles, sécurité souvent insuffisante, sont le casse-tête permanent des directeurs des deux premiers établissements, certes prestigieux, mais asservissants. Quant aux locaux de la bibliothèque de Jussieu, éclatée en des sites multiples, ils ont défini un mode d'organisation interne spécifique. Le bâtiment impose des contraintes fortes en dépit d'une homogénéité architecturale ; celles-ci sont, par ailleurs, associées à des problèmes de salubrité (amiante, pollution des locaux en sous-sol du fait de la présence de parkings souterrains), qui rendent difficile la vie des personnels.

À l'écoute de ces premiers intervenants, qui ont le sentiment d'entraves fortes dues à l'environnement et la conscience d'un champ d'action extrêmement réduit, qui « subissent » tout en essayant d'apporter des améliorations à la marge, on n'a pu manquer d'être tout d'abord compatissant. Puis est venu un certain agacement, non vis-à-vis du fond, mais vis-à-vis de la forme du discours. S'attendait-on vraiment, lors de cette journée d'étude, à un catalogue de récriminations, à un bureau des pleurs ?

Anne-Marie Chaintreau, de la Sous-direction des bibliothèques et de la documentation au ministère de l'Éducation nationale, a clos la matinée et a réussi à remonter le moral de l'assistance. Des bibliothèques « vivables » peuvent exister, même si aujourd'hui il est difficile de les rencontrer : on y aura respecté les normes de qualité éditées par le Centre technique du bâtiment et effectué un travail de réflexion et de programmation en amont de la construction, de la rénovation ou de la restructuration des locaux ; on y aura tout simplement imaginé comment pourraient « fonctionner » les espaces. Cette démarche volontariste suppose une remise à plat de l'existant, parfois douloureuse, une bonne connaissance du code du travail et de réelles préoccupations ergonomiques.

L'ethnologue Anne Monjaret, du CNRS, a ouvert le programme de l'après-midi de manière très distrayante. On sait que l'on peut comprendre l'organisation sociale d'un lieu en étudiant les objets environnementaux. Les bureaux étant des espaces habités, on les « lit » donc, tout autant qu'un intérieur domestique et, si l'on part de l'hypothèse qu'il y a une imbrication forte entre espace public et espace privé, on débouche sur d'intéressantes questions sociologiques – pourquoi cet évident besoin d'appropriation individuelle du lieu de travail (photos, cartes postales, mire de l'ordinateur, tapis de souris) ? Quelle est la corrélation entre l'environnement décoratif professionnel et la présence des femmes dans le milieu du travail ? Pourquoi la présence de la nature est-elle souvent nécessaire (plantes vertes, animaux domestiques) ? – et sur une compréhension des liens sociaux existant au sein de l'entreprise. Au fur et à mesure de l'intervention d'Anne Monjaret, une envie d'en savoir plus s'est fait jour, et cette « histoire du bureau » qui est encore à écrire est attendue comme une promesse de lecture plaisante.

L'organisation des conditions de travail

Le moment le plus intéressant de la journée a été sans conteste la table ronde sur l'organisation des conditions de travail. Pierre Riboulet, architecte de la bibliothèque de l'université de Paris 8 à Saint-Denis et de la nouvelle bibliothèque municipale de Limoges, a donné le point de vue technique – et passionné – du concepteur de bibliothèque. Les architectes travaillent aujourd'hui sur des programmes de plus en plus consistants, ce qui est un phénomène nouveau. Ces programmes qui sont l'expression de la demande sociale et fonctionnelle doivent, selon lui, être respectés à la lettre. Ils fondent la légitimité des formes du bâtiment, tout autant que la topographie et l'environnement du terrain disponible. Le dialogue avec les utilisateurs directs du bâtiment, qui ne peut malheureusement être engagé qu'après les résultats du concours d'architecture, est une étape fondamentale qui permet d'affiner l'organisation fonctionnelle de l'ensemble de l'édifice.

Succédant à Pierre Riboulet, Véronique Chabbert, de la bibliothèque universitaire de Paris 8, a donné sur le vif le sentiment de l'utilisateur et a décrit en détail l'organisation des espaces de travail interne de la bibliothèque répartis sur trois niveaux, selon un schéma certes fonctionnel, mais qui a l'inconvénient de renforcer les divisions hiérarchiques entre « ceux du bas » (magasins, circuit du livre) et « ceux du haut » (direction et administration).

Autre utilisateur d'un bâtiment de Pierre Riboulet, Alain Duperrier, conservateur de la Bibliothèque francophone multimédia de Limoges, a insisté sur les relations parfois délicates entre élu, architecte et bibliothécaire. Le bibliothécaire a souvent du mal à faire valoir le point du vue du professionnel, futur utilisateur, face aux deux autres membres du trio qui se rejoignent facilement sur des perspectives communes. C'est d'ailleurs sur cet aspect litigieux qu'a porté l'essentiel des interventions de la salle, au cours de la journée.

La réorganisation interne de la Bibliothèque publique d'information, en prévision de la réouverture après l'achèvement des travaux du Centre Georges-Pompidou, a obligé la direction à des choix difficiles et à un renversement des relations et des modes de travail interpersonnels en vigueur dans l'établissement depuis vingt ans. C'est le suivi de ce dossier délicat que nous a décrit Martine Blanc-Montmayeur. Pour augmenter les espaces publics, il a été décidé de déplacer la moitié du personnel (direction, administration, études et recherche, veille technologique, édition) dans un immeuble de bureaux voisin. Après dix-huit mois de fonctionnement, le système a montré ses inconvénients : circuit du courrier et gestion des fournitures compliqués, communication difficile, rencontres informelles impossibles, fossé de plus en plus large entre les deux parties de l'équipe… Avant la réouverture de la BPI, on tentera d'apporter des améliorations fonctionnelles : dans le cadre de la refonte du système informatisé de la bibliothèque, une grande attention sera par exemple accordée à la bureautique et aux réseaux, de façon à faciliter la communication entre les personnels. Mais cela sera-t-il suffisant pour retrouver la convivialité et la fluidité antérieures et le personnel pourra-t-il faire son deuil du lien fort qu'il a, pendant vingt années, tissé avec le bâtiment ? *

Pour conclure les débats, Michel Sineux, responsable du Service scientifique des bibliothèques de la ville de Paris et président de la FFCB (Fédération française de coopération entre bibliothèques), a qualifié la journée de « joyeuse et préoccupante » : joyeuse car détendue et conviviale, préoccupante car l'on y a évoqué quelques-uns des problèmes majeurs d'organisation et de fonctionnement des bibliothèques : le contraste entre les espaces publics et les « coulisses » est souvent très marqué ; l'absence des professionnels au moment de la conception initiale du bâtiment est dommageable (les directives de la Commission européenne ont entraîné l'anonymat des concours d'architecture) ; les compétences professionnelles des bibliothécaires sont « confisquées » par les architectes et les élus ; l'intégration des fonctions nouvelles au sein des tâches traditionnelles des bibliothèques n'est pas facile à réaliser. Et pourtant une bibliothèque « belle, fonctionnelle et conviviale » ne doit pas être si difficile à construire !

  1. (retour)↑  Voir dans ce numéro l’article de Martine Blanc-Montmayeur, « La bibliothèque publique d’information : une bibliothèque revisitée », p. 44-49.