Les coûts de la conservation et la valorisation du patrimoine

Isabelle Masse

Les bibliothèques françaises conservent un très important patrimoine écrit et graphique, longtemps ignoré et aujourd’hui objet de mise en valeur sans précédent. Comment, dans un contexte de défis économiques et sociaux fondamentaux, les bibliothèques peuvent-elles intégrer les aspects liés à ces collections patrimoniales – coût de la conservation, valorisation du patrimoine – dans leurs missions ? C’est à cette question que les intervenants et participants ont tenté de répondre lors d'un des deux préséminaires du congrès de l’Association des bibliothécaires français qui s’est déroulé le 28 mai dernier à Poitiers, dans l’auditorium de la médiathèque François-Mitterrand.

Le patrimoine et les tutelles

La culture est aujourd’hui une véritable activité économique, les institutions culturelles se gèrent comme des entreprises industrielles et les biens culturels en fonction des règles du marché. Les collections patrimoniales sont-elles intégrables à cette conception économique de la culture et est-ce souhaitable ? Quel est le rôle de l’État dans la conservation et la valorisation de collections de documents anciens, rares et précieux ?

Le décret du 9 novembre 1988, qui concerne le contrôle technique de l’État sur ces collections, sur leur conservation et leur restauration, stipule que les communes ont pour obligation de soumettre à l’État tout projet de restauration de documents anciens, rares ou précieux, quel que soit leur statut juridique (qu’il appartienne à l’État ou aux collectivités) 1. Le Conseil national scientifique du patrimoine des bibliothèques publiques (CNSPBP), créé par un arrêté du 9 mai 1989, courroie de transmission entre l’État et les collectivités, est chargé d’émettre un avis – consultatif pour les documents appartenant aux communes – sur des questions relatives à la sauvegarde et à la mise en valeur des collections patrimoniales et d’exercer un contrôle technique aux côtés de l’inspection générale des bibliothèques (IGB).

Les tutelles s’intéressent aussi à la valorisation et la maintenance des collections. En 1979, une convention a été signée entre l’IRHT (Institut de recherche et d’histoire des textes) et la DLL (Direction du livre et de la lecture) pour le microfilmage et la reproduction des manuscrits enluminés des bibliothèques de France. De 1983 à 1993, des crédits importants ont été affectés à la reproduction de photographies des collections patrimoniales et la DLL a disposé de crédits spéciaux pour l’aide à la conservation de collections précieuses. Depuis 1993, la reproduction par numérisation permet une meilleure conservation de documents anciens, rares et précieux et limite le recours à des originaux fragiles.

Les bibliothèques universitaires, qui conservent aussi des collections patrimoniales, reçoivent des aides pour des projets ponctuels ou pour la participation à des programmes nationaux. La Sous-direction des bibliothèques et de la documentation a un ambitieux programme de numérisation des thèses et de documents à valeur patrimoniale.

La mise en valeur du patrimoine connaît une ampleur sans précédent. De nombreuses expositions font (re)découvrir des trésors cachés et sont bien souvent accompagnées de produits dits « dérivés » – catalogues, cartes postales, vidéos, cédéroms... –, dont l’importance économique est grandissante. La numérisation est un mode de valorisation qui permet une grande aisance de communication, mais elle reste coûteuse. Fabrication, communication, commerce, l’économie est donc devenue un paramètre indissociable. Mais la vigilance est de mise : pour reprendre l’expression de Jean-Marie Arnoult, de l’IGB, à la fin de cette intervention, « les produits dérivés ne doivent pas devenir les produits de la dérive ».

Enrichissement, valorisation, numérisation

Enrichissement des collections, valorisation et numérisation furent les thèmes abordés au cours de l’après-midi, mais cette fois-ci d’un point de vue concret.

Ce sont souvent par des dons que les bibliothèques s’enrichissent : tout récemment, la bibliothèque municipale (BM) de Lyon a accueilli un fonds de 500 000 ouvrages provenant de la Bibliothèque des Fontaines de Chantilly, propriété de la Compagnie de Jésus. Les raisons qui ont présidé au choix de la BM de Lyon sont ses origines jésuites, ainsi que l’histoire de la ville elle-même liée à celle de l’ordre. Le contexte universitaire, la présence de l’Institut catholique, celle de l’ENSSIB (École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques), la venue de l’ENS (École normale supérieure) Lettres Saint-Cloud, mais aussi la capacité de la bibliothèque à récupérer les volumes, à réorganiser silos et collections, à informatiser, ont également joué en sa faveur. Le dépôt est prévu pour une période de cinquante ans, reconductible par période de vingt ans. Dès l’ouverture, au mois de mars, une exposition de quelques-uns des documents a été présentée au grand public ; une autre, plus grande et plus scientifique, « Lyon et les jésuites », est prévue pour 2000-2001.

La bibliothèque universitaire de Poitiers conserve le fonds d’Argenson constitué d’archives privées déposées en 1976. La famille nantaise de Jules Verne a fait don à la médiathèque de la ville d’un ensemble de correspondances de l’écrivain, qui constituent l’origine du fonds conservé par le Centre d’études verniennes. Un ouvrage de fac-similés de ses manuscrits a été publié par la médiathèque avec la société Xerox.

Quant à l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine), créé par des chercheurs et professionnels de l’édition, constitué d’une collection d’archives contemporaines en dépôt – auteurs, écrivains, philosophes, danseurs, peintres, journalistes, éditeurs... –, il participe à l’histoire de l’édition, des revues et des œuvres au XXe siècle. Expositions et colloques contribuent à le faire connaître, mais, pour Olivier Corpet, c’est l’inventaire, base essentielle de travail, qui est la première des valorisations 2.

Un exemple de mise en valeur par la numérisation est celui de la BM de Lisieux, décrit par Olivier Bogros. Images et cartes postales locales ont été numérisées et regroupées dans une photothèque accessible sur Internet et diffusée à la demande sur un support cédérom. Une bibliothèque électronique met à disposition des ressources littéraires francophones sur un site Web 3.

En fin de journée, Dominique Arot, du Conseil supérieur des bibliothèques, souligna la lucidité avec laquelle intervenants et auditeurs avaient analysé et identifié les rapports entre patrimoine et économie, ainsi que les risques de dérives qui heurtent les principes de la bibliothèque publique. Il rappela l’état encore médiocre de conservation et de signalement des collections patrimoniales en France, et mit en garde contre les opérations spectaculaires qui font bien souvent de l’ombre à des travaux essentiels. Mener une politique de valorisation est certes nécessaire, mais veiller à ne pas réduire le fait patrimonial à la seule dimension spectaculaire, surveiller les éventuelles dérives, et éviter les outrances coûteuses, restent indispensables.