L'Édition française depuis 1945

par Frédéric Saby
Sous la dir. de Pascal Fouché. Paris : Éd. du Cercle de la librairie, 1998. 933 p. : ill. ; 31 cm. ISBN 2-7654-0708-8. 990 F

L'édition française est aujourd'hui un secteur en pleine mutation. C'est banal de le dire à un moment où sont exposées et débattues des questions aussi incertaines que le livre électronique et les conséquences, non encore mesurables, que pourrait avoir Internet sur la diffusion de l'écrit. Mais, en même temps, que savons-nous de cette mutation, de ce monde en pleine transformation ? Les professionnels du livre, et parmi eux les bibliothécaires, ont sans doute à leur disposition quelques moyens d'approcher la connaissance de cette évolution, ne serait-ce que par leurs relations avec ce monde, au travers des exigences de leur pratique professionnelle.

Mais justement, bien souvent, cette connaissance, cette approche plutôt, ne se démarque pas forcément d'un certain empirisme, ou d'un certain pragmatisme. On pourra regretter, à cet égard, la fin de la publication des Cahiers de l'économie du livre, qui permettaient, même si c'était sous l'angle particulier des questions économiques, d'avoir une vue plus précise de ce sujet. À vrai dire, beaucoup de publications, ces dernières années en France, ont permis de préciser le regard porté sur l'édition, mais souvent au travers d'exemples particuliers ou de monographies sur tel éditeur.

La réponse à une attente

La publication, par les Éditions du Cercle de la librairie, d'un important volume sur l'édition française depuis 1945, sous la direction de Pascal Fouché, vient finalement combler un vide et répondre à une attente.

Entre 1981 et 1986, Henri-Jean Martin et Roger Chartier avaient dirigé la publication de la monumentale Histoire de l'édition française 1, quatre volumes qui marqueront pour longtemps l'histoire du livre.

Le propos, ici, est sensiblement différent, en ce sens que la matière sur laquelle la quarantaine de collaborateurs de Pascal Fouché ont travaillé ne présente pas tout à fait les mêmes caractères que dans le cas précédent. Henri-Jean Martin et Roger Chartier ont fait oeuvre d'historiens selon la ligne qui avait été tracée dans L'Apparition du livre, volume qu'Henri-Jean Martin et Lucien Febvre avaient publié en 1958 2, en donnant les orientations qui allaient se révéler si fécondes.

En revanche, travailler sur l'édition contemporaine depuis cinquante ans suppose d'appréhender des faits dont les conséquences peuvent encore être à l'uvre aujourd'hui ; d'aborder des questions dispersées dans des documents difficiles d'accès, notamment à cause de la discrétion des éditeurs dès lors qu'il s'agit de parler de leur activité. De fait, l'ouvrage présenté n'est pas à proprement parler une « histoire » de l'édition française contemporaine, mais plutôt, pour reprendre l'expression de Pascal Fouché dans son introduction, un « panorama » de cette question.

Les mutations de l'édition

La première partie expose successivement les grands domaines de l'édition, en seize chapitres qui, de l'édition littéraire à l'édition électronique, passent en revue chaque secteur.

Quant à la deuxième partie, elle examine le problème des mutations de l'édition, si caractéristique de l'état de ce secteur économique depuis cinquante ans. Des mutations qui affectent à la fois le livre en tant que support c'est le discours classique sur la disparition annoncée du livre, au profit d'autres supports dont il faut bien, pourtant, reconnaître qu'aucun n'est parvenu jusqu'à présent à prendre le pas sur lui. Elles affectent également l'édition en tant que secteur économique, avec le mouvement de concentration, dont Fabrice Piault montre bien qu'il est complexe : il le décompose en trois phases chronologiques successives, dont chacune a ses caractéristiques, allant d'un mouvement de « rationalisation » à un mouvement d'« hyperconcentration ». Pour Fabrice Piault, ce mouvement se répartit en trois temps à peu près égaux, d'une vingtaine d'années chacun.

La première phase, qui couvre les années 40 et 50, est essentiellement consacrée à des consolidations de catalogues, par reprise de fonds, à la suite des déstabilisations que la seconde guerre mondiale avait entraînées pour de nombreux éditeurs. Gallimard reprend Denoël à Montchrestien, Desclée reprend Bloud et Gay. L'autre cause de cette première vague de concentration est plus matérielle et réside dans la pénurie de papier de la période de la guerre et de l'immédiat après-guerre. Ces difficultés matérielles forcèrent les éditeurs à rechercher des alliances destinées à mettre en commun leurs forces et à les unir contre ces difficultés. Pour Fabrice Piault, Robert Laffont est un bon exemple de ces nouvelles stratégies.

Les deux décennies suivantes voient avant tout le renforcement, chez de nombreux grands éditeurs, de leurs outils matériels et logistiques, destinés à faciliter la distribution. L'exemple caractéristique est la séparation entre Gallimard et Hachette pour la distribution et la création par Gallimard de la société de distribution SODIS.

Mais cette période est également celle de la diversification de l'activité éditoriale, portée, selon l'auteur, par la hausse du niveau culturel, caractéristique de la société française de cette époque. La multiplication des « petits éditeurs » est, à cet égard, significative : c'est ce que Jean-Marie Bouvaist avait appelé le « printemps des éditeurs ».

L'hyperconcentration

Les années 80 et 90 sont celles de « l'hyperconcentration ». Cette troisième phase s'ouvre, du reste, et de manière presque symbolique, par le rachat, en 1980, de Hachette par Matra. En 1976, le directeur financier de Havas crée CEP Communication qui rachète Nathan (1979), puis Larousse (1983), avant de fusionner en 1988 avec les Presses de la Cité pour constituer le nouveau géant de l'édition française, devant Hachette, en prenant le nom de Groupe de la Cité. Rappelons que Havas, actionnaire de référence du groupe, a lancé en 1997 une OPA (offre publique d'achat) sur CEP communication, lui permettant de l'absorber en totalité ; le groupe est alors devenu un département de Havas sous le nom de Havas Publication Édition.

La constitution de ces deux géants montre finalement que, pour reprendre l'expression de Fabrice Piault, « l'édition échappe à l'édition », avec l'entrée dans le capital de nombreuses maisons, dont beaucoup étaient jusque-là familiales, d'actionnaires très extérieurs au monde de l'édition (industriels, banques, etc.).

Et parallèlement ou en conséquence le chapitre suivant, qu'Hervé Renard et François Rouet consacrent à l'économie du livre, vient compléter cette analyse. Leur chapitre, un peu touffu mais d'une grande précision dans la fourniture d'éléments factuels, décompose cette évolution de l'édition en montrant le basculement entre la période de croissance et celle de la crise. Le pivot se situe vers le milieu des années 70, et l'un des signes tangibles de cette crise est la baisse des tirages moyens, continue dès 1981.

On pourrait être tenté de reprocher à ce gros volume un certain manque de synthèse : en réalité, on est plus devant une suite d'études ponctuelles sur les différentes questions qui composent le sujet. Ce caractère est très marqué dans la première partie du volume où l'activité éditoriale est abordée par grands secteurs : l'édition littéraire, l'édition de sciences humaines et sociales, le livre d'art, l'édition pour la jeunesse, etc. Mais pouvait-on faire autrement ? Probablement pas, à cause de la nature particulière de la « matière vivante » sur laquelle ont travaillé Pascal Fouché et ses collaborateurs. En outre, cette juxtaposition par secteur est dépassée dans la deuxième partie où les études, comme celles sur l'économie du livre développées plus haut, donnent une analyse transversale.

Soulignons l'excellente iconographie du volume, à l'instar d'un grand nombre de productions analogues de cet éditeur. Elle est particulièrement remarquable et utile je pense notamment à l'ensemble des étudiants qui ont à se pencher sur ces questions d'édition dans les cursus d'enseignement divers qui existent pour les formations aux métiers du livre pour avoir dans l'il la forme physique du livre et l'évolution de cette forme au cours des cinquante dernières années : on ne peut pas mieux montrer le « panorama » évoqué par Pascal Fouché ; on ne peut pas mieux illustrer non plus l'évolution de l'édition française depuis le milieu du siècle.

Un voyage au fil des pages

Parmi les « lectures » possibles de ce livre, il y a celle qui consiste à voyager au fil des pages, à regarder ce panorama, notamment au travers de l'iconographie et à se laisser porter par ce foisonnement, cette richesse de la production éditoriale française. Chacun, du reste, au gré de ses propres lectures, de ses propres souvenirs, retrouvera tel titre, telle couverture, comme le Bled des années d'école primaire. Ce n'est pas là le moindre des intérêts de ce livre.

Cet ouvrage dispose aussi d'un certain nombre d'outils pratiques qui en facilitent l'utilisation et ajoutent beaucoup à sa valeur : la chronologie placée en fin de volume en est un. Mais surtout les soixante pages de monographies d'éditeurs constituent un ensemble d'un intérêt essentiel.

Tous ceux qui s'intéressent à l'évolution de l'édition en France disposent ainsi, avec cette publication, d'un outil remarquable à garder sous la main. Et ce n'est pas ce qui en fait le moindre de ses intérêts : les lecteurs, au-delà des grands sujets traités, trouveront dans ce volume, une quantité de renseignements et de faits qui éclairent la connaissance de ce domaine.

  1. (retour)↑  Histoire de l'édition française, Paris, Promodis, 1983-1986, 4 vol.
  2. (retour)↑  L'Apparition du livre d'Henri-Jean Martin et Roger Chartier vient d'être réédité chez Albin Michel dans la collection Bibliothèque de « L'évolution de l'humanité ».