Voix au chapitre

Rencontres autour de la littérature de jeunesse contemporaine

Djamila Abdelmalek

Christine Garrez

Les 19 et 20 octobre 1998, la deuxième édition de « Voix au chapitre » s'est tenue à la bibliothèque Abbé Grégoire de Blois. Le Centre régional du livre de la région Centre organise ces rencontres annuelles autour de la littérature de jeunesse contemporaine. Il propose d'y mettre à l'honneur une littérature « qui bouscule, qui dérange, qui gratouille, qui gêne, qui innove, qui invente, qui renouvelle... », et a le mérite d'exister malgré des impératifs économiques et pédagogiques trop souvent prioritaires.

L'année dernière, « Voix au chapitre » 1 a exploré la diversité et la richesse de cette littérature tout en « resituant le livre jeunesse dans le panorama général de la littérature ». En 1998, Marie-Pierre Rigollet a élaboré un programme où l'accent était mis principalement sur la censure sous toutes ses formes, y compris l'autocensure, qui touche ces livres qui dérangent. De quelles censures s'agit-il ? Comment des éditeurs, des auteurs, des illustrateurs y font-ils face ? Bibliothécaires, libraires et enseignants ont confronté leurs positions, leurs motivations, leurs pratiques. Ressentent-ils tous les mêmes pressions, les mêmes contraintes ?

Pressions extrémistes et littérature de jeunesse

Lors de la première matinée, Véronique Soulé, responsable de Livres au trésor 2, s'est penchée plus particulièrement sur les pressions extrémistes en matière de littérature de jeunesse 3. Dans un panorama de la censure depuis 1986, elle a recensé et analysé les procédés utilisés par les groupes de pression politiques ou associatifs proches de l'extrême droite pour faire interdire certains titres. Elle rappelle qu'à Orange et dans d'autres villes dirigées par le Front national, la municipalité exerce un contrôle direct sur les acquisitions de la bibliothèque ; des élus très actifs du FN répercutent des grilles d'analyse au niveau national pour mesurer le « pluralisme » des fonds des bibliothèques publiques ; dans la presse grand public, des articles dénoncent les livres qui mettent « en péril les valeurs familiales » et les éditeurs qui les publient ; des actions plus souterraines orchestrent des campagnes de lettres « spontanées » de parents et citoyens à leurs élus pour l'interdiction des « mauvais livres ».

Toutes ces actions sont justifiées, disent-ils, par la volonté affirmée de défendre l'intérêt de l'enfant et exigent la stricte application de la loi du 16 juillet 1949. Cette loi, chargée de « préserver l'intégrité et la morale des enfants », s'applique à toutes les publications destinées à la jeunesse.

En France, hormis dans la revue Citrouille 4, ces campagnes de censure trouvent peu d'échos dans la presse professionnelle, constate Véronique Soulé. En revanche, aux États-Unis, l'Association des bibliothécaires américains (ALA) dispense recommandations et formations pour lutter contre la censure et les pratiques d'intimidation de groupes de pression très puissants.

Elle conseille avant tout de mettre en place une charte d'acquisition des ouvrages qui comporte des critères de sélection très clairs pour que cette étape de la constitution des fonds se fasse dans la transparence ; dans le même souci d'opposer des arguments rigoureux aux attaques et de conforter les critères de choix, il est important de rassembler de la documentation (critiques professionnelles...) et d'échanger des points de vue avec d'autres prescripteurs sur les livres litigieux. Enfin, il semble essentiel de défendre le principe de liberté intellectuelle et d'accepter d'en assumer les conséquences.

Un désir d'autonomie éditoriale

C'est dans cet état d'esprit que certains éditeurs, auteurs et illustrateurs se retrouvent autour d'un même désir de qualité et de liberté dans leur travail. Les interventions de l'après-midi ont donné la parole à deux éditeurs en marge des consensus, marqués chacun à sa manière par un désir d'autonomie éditoriale.

Patrick Couratin, directeur des nouvelles éditions Harlin Quist, et illustrateur lui-même des anciennes éditions Harlin Quist, met l'accent sur le fait qu'il souhaite ne pas intervenir dans le travail des auteurs et illustrateurs. En se préoccupant le moins possible des contraintes commerciales, le marché n'est pas pour lui une priorité, ce qui le coupe d'emblée d'une grande partie du public potentiel. En effet, la plupart de ses acheteurs sont des professionnels du livre.

Thierry Magnier, directeur des toutes récentes éditions du même nom, essaie pour sa part de préserver une grande liberté d'expression tout en gardant à l'esprit les réalités commerciales qui assurent sa survie. C'est un jeune éditeur qui doit acquérir sa place parmi les « gros » éditeurs qui imposent, par leur taille et par l'occupation des linéaires en librairie, une des formes de la censure.

Serge Perez, auteur d'une trilogie noire Les Oreilles en pointe, Comme des adieux et J'aime pas mourir 5, n'a jamais subi de censure de la part de son éditeur. Ses livres montrent la bêtise et la méchanceté humaine de façon si crue et si réelle que la censure qu'il rencontre vient des adultes qui le lisent et notamment des bibliothécaires qui se posent souvent des questions quant à l'intérêt de ces titres dans leurs fonds. Pourquoi tant de noirceur ? Est-ce vraiment pour les enfants ? A cela, Serge Perez répond qu'il ne fait que dépeindre la réalité, qu'il se freine même pour ne pas être totalement désespérant. Ces livres, il est vrai, n'étaient pas destinés à se retrouver dans une collection pour la jeunesse, et l'École des loisirs a été le seul éditeur à accepter de les publier.

Pourquoi ces trois livres et le dernier, La Pluie comme elle tombe 6 dérangent-ils tant ? Pour Serge Perez, les adultes projettent leurs propres angoisses sur les enfants. S'ils souffrent de cette cruelle réalité, ils pensent que les enfants ne peuvent également qu'en souffrir.

Valérie Dayre, le second auteur invité, a, quant à elle, critiqué les éditeurs en énumérant toutes les embûches qu'elle a rencontrées dès l’origine pour se faire éditer. Ses livres, Miranda s'en va, C'est la vie, Lili et L'Ogresse en pleurs 7, parlent aussi de cruauté, de mensonge, de mort ; des thèmes qui sont autant de sujets tabous. C'est ainsi que certains éditeurs ont justifié le rejet de ces manuscrits. Mais, pour Valérie Dayre, c'est la censure sur le texte lui-même qui est la plus insupportable : coupes claires, changements de titres, etc. Et le contentieux reste lourd entre elle et ses éditeurs.

Auteurs-illustrateurs

Après les éditeurs et les écrivains, ce fut au tour des auteurs-illustrateurs d'expliquer leur démarche.

Steven Guarnaccia, illustrateur et designer américain, a présenté à l'aide de diapositives la nouvelle génération d'illustrateurs nord-américains, encore peu publiés en France, et qui devrait faire l'objet d'une exposition lors de la foire de Bologne en 1999.

Anne Brouillard et Béatrice Poncelet sont deux illustratrices dont les travaux déconcertent et interrogent parfois. Anne Brouillard avait réalisé à la bibliothèque de Blois à l'occasion de ces rencontres une exposition de paravents, de chaises, de boîtes à mystères, magnifique mise en espace de son univers livresque. Un univers dont elle a longuement parlé par petites touches. Pour elle, il est essentiel de penser aux enfants pour le fil de l'histoire, pas pour l'univers dans lequel l'histoire se déroule. Cet univers est le sien, fait de souvenirs, d'événements du présent, d'objets qui s'imposent d'eux-mêmes. Il y a beaucoup de son passé dans l'atmosphère et le décor de ses histoires. C'est peut-être cela qui dérange le plus le lecteur. Anne Brouillard ne ressent pas spécialement la censure ; elle a avec ses éditeurs des rapports de confiance.

Dans le travail de Béatrice Poncelet, tout est calculé au millimètre près, chaque chose est exactement à sa place. Créer des repères graphiques identifiables par les enfants est absolument nécessaire pour qu'ils puissent s'approprier le livre et le relire seul. Béatrice Poncelet reconnaît avoir beaucoup de chance avec son éditeur. Elle lui apporte un travail fini qui ne peut être retouché et elle le suit dans toutes les étapes de sa fabrication jusqu'à l'édition. Pour elle, pas de barrières, s'il y a censure le sens de ce travail est faussé. « En matière de création, il n'existe pas de censure. Chacun peut faire ce qu'il veut. Par contre, il y a une autocensure, car chacun a ses propres barrières qui représentent ses incapacités ».

Autocensure

Cette autocensure, déjà évoquée dès la première matinée, accompagne le livre tout au long de sa vie et les prescripteurs n'y échappent pas. Comment font les bibliothécaires, enseignants et libraires, principaux médiateurs du livre, pour concilier à la fois les impératifs de leur mission et les réflexes de rejet qu'ils peuvent éprouver en tant qu'individu face à certains livres ? Quels sont ces livres qui dérangent ?

L'impression générale dégagée par ce dernier débat est qu'il n'est pas facile de parler concrètement des livres qui dérangent. Il réunissait Alain Fievez, libraire, Hélène Touzel, bibliothécaire et Serge Martin, enseignant. Ces trois regards croisés sur le sujet ont murmuré quelques titres posant interrogation quant aux lecteurs destinataires, et posé les jalons d'une réflexion indispensable à leur pratique quotidienne.

L'adulte médiateur a tendance à projeter ses propres limites et difficultés face à un livre et exerce alors, de façon inavouée ou argumentée, une « censure de protection ». Certains titres traitent de sujets considérés comme tabous ou délicats à aborder. Ainsi certains enseignants préfèrent exclure des bibliothèques scolaires certains titres, tels que La Cane de Barbarie 8 de Bernard Clavel ou Les Oreilles en pointe de Serge Perez, pour épargner à l'enfant un rapport qu'ils présupposent difficile avec le livre. Cette attitude soulève le problème de l'accompagnement du livre. Hélène Touzel cite sur le thème de l'inceste, Mon secret 9 de Niki de Saint-Phalle, retenu, mais placé dans la section adulte pour souligner, précise-t-elle, la nécessité d'une médiation pour certains titres.

Tout autant que des sujets jugés tabous, d'autres livres dérangent les professionnels par leur pauvreté littéraire. Serge Martin dénonce une forme de censure qui touche des collections comme « Chair de poule ». Cette censure qui s'appuie sur des critères de qualité a son pendant politiquement correct avec des livres d'auteurs ou d'éditeurs qui ne sont jamais remis en question par les bibliothécaires.

Cette homogénéisation des pratiques pose la question du degré de liberté de l'enfant. Alain Fievez, qui semble ne pas avoir à faire face aux mêmes difficultés que les autres prescripteurs, souligne que l'objectif principal est de faire découvrir la plus grande variété de livres : répondre à la demande parfois stéréotypée du lecteur, mais aussi proposer des livres différents qui, certes, peuvent déranger, mais qui, selon la remarque très juste d'Évelyne Beauquier, de la médiathèque d'Orléans, sont ceux qui font grandir. Le sentiment prédominant de cette rencontre est la surprotection de l'enfant par rapport à la lecture, contrairement à d'autres supports qu'il n'est pas besoin de nommer...

Les débats et interventions de ces deux journées, menés de main de maître par Thierry Guichard, de la revue Le Matricule des anges, ont rappelé que la littérature de jeunesse est une littérature à part entière. Cette appellation, qui n'est peut-être qu'un alibi commercial, entraîne une classification d'où découlent les problèmes de perception pour certains titres. Et il n'est pas superflu de rappeler que, pour l'enfant aussi, la lecture est un acte individuel déterminé par la liberté de choisir un livre.