Lectures adolescentes

Olivier Chourrot

Organisé les 15 et 16 novembre 1998 sur une initiative conjointe de la bibliothèque municipale et interuniversitaire (BMIU) de Clermont-Ferrand et de la bibliothèque départementale de prêt (BDP) du Puy-de-Dôme, le colloque « Lectures adolescentes » 1 avait pour ambition de réunir des professionnels de tous les horizons éducatifs (bibliothécaires, enseignants, libraires) afin de favoriser un échange d'expériences.

Du bénévole de relais BDP à l'agrégé de lettres, du documentaliste de collège au bibliothécaire, quelque 300 personnes se sont ainsi retrouvées pour mettre en commun leurs préoccupations. « Qu'est-ce que cet être étrange – l'adolescent – qui mérite à ce point qu'on lui consacre un colloque ? », s'est interrogé en préambule un intervenant. Étrange, sans doute... mais le propos du colloque fut moins de catégoriser l'adolescent, ou l'adolescent lecteur, que de s'interroger sur les décalages existant entre la spécialisation croissante de l'offre éditoriale ou éducative et l'extrême diversité des pratiques culturelles et affiliations sociales des adolescents.

Les enjeux de la spécialisation éditoriale

Les intervenants de la première table ronde, consacrée à la littérature pour les adolescents, ont dressé un panorama très contrasté de la spécialisation de l'offre éditoriale. Oui, les éditeurs ont fait des adolescents un public cible, au travers de collections spécialisées (Page Blanche, Médium, Fiction jeunesse, etc.). Cependant, les textes publiés sont loin de la littérature d'édification des années 70 (Pili Muñoz, de Lecture Jeune). Il y est largement question de crises personnelles et familiales, de choix à faire, de chemins plus ou moins scabreux à parcourir ; récits d'apprentissage du bien et du mal, ces textes n'éludent ni la dureté de la vie, ni la possibilité de mal finir.

Mais s'il y a des collections « pour » adolescents, il semble que les auteurs refusent un tel étiquetage. Si l'adolescence fait partie des thèmes de prédilection de Leïla Sebbar, c'est en tant que « moment-frontière » symbolisant l'exil ou la fugue, espace hors du temps (u-topie) qui invite le personnage à se construire. Pour autant, elle n'écrit pas « pour » les adolescents. Même refus d'étiquetage exprimé par Jean-Paul Jeannequin à propos de la bande dessinée. Selon lui, la BD se définit moins par son public que par ses genres (francobelge, comic's book, manga), auxquels les prescripteurs et autres défenseurs des « bonnes lectures » ne reconnaissent pas la même légitimité.

Mais qu'est-ce qu'une « bonne lecture » ? Libraire jeunesse, Pascale Boizard a défendu un point de vue volontiers polémique en opposant les « classiques », consacrés par les programmes scolaires mais peu accessibles aux adolescents, et certaines productions récentes (Marie-Aude Murail, Marie Desplechin, etc.), rédigées pour eux dans une langue contemporaine de qualité. Si l'objectif est de les faire lire, pourquoi leur imposer une langue difficile et dépassée ? Qui, aujourd'hui, parle ou écrit comme Balzac ? Une opposition entre classiques et romans adolescents qui suscita des réactions : « l'effort », s'interrogea un enseignant, « est-il incompatible avec le plaisir de lire ? ».

Consacrée par le marketing éditorial, la spécialisation des œuvres pour adolescents semble donc diversement appréciée des différents « passeurs » de livres ; son succès ne doit pas enfermer les jeunes lecteurs dans un « ghetto » (Pili Muñoz) dont ils auraient du mal à sortir. Alors, spécialisation ou pas ? Les acteurs de la chaîne du livre ont des points de vue (et des intérêts ?) contradictoires, selon que l'adolescent est regardé comme « cible », « élève » ou « usager »... catégories qui renvoient à des rôles sociaux joués, à des degrés divers, par l'adolescent.

L'adolescent et la lecture

Le rapport de l'adolescent à la lecture est très contradictoire. Il ne se conforme pas plus à la loi du marketing (qui assigne des types de produits à des publics), qu'à celle de la prescription scolaire.

Pour le psychologue Jean-Marc Talpin, la lecture adolescente a ceci de spécifique qu'elle rend visible d'autres enjeux. En première analyse, les adolescents donnent à leurs pratiques de lecture une justification purement utilitaire (perfectionner le style, travailler l'orthographe, etc.), qui leur permet de tenir à distance des enjeux plus intimes. Car lire est un acte risqué, qui se joue dans un rapport douloureux à l'autorité de l'écrit ; les adolescents osent un regard critique sur leurs lectures, mais disqualifient leurs propres jugements en raison de leur position. Quand ils affirment ne pas savoir lire, ils s'en excusent immédiatement ; ils hésitent à parler de leurs lectures, sauf avec des amis très proches, par crainte d'être raillés. La lecture met à jour une blessure narcissique dont les adolescents cherchent à se protéger, en même temps qu'elle favorise leur quête identitaire.

Comment les institutions (écoles, bibliothèques) contribuent-elles à cette quête ? Si la bibliothèque reconnaît à la « lecture cursive » un rôle primordial dans la construction identitaire de l'adolescent, l'Éducation nationale a attendu 1995 pour la faire figurer dans ses instructions (Mireille Carton, professeur de français en collège), lesquelles comportent également une liste de quatre cents titres de littérature jeunesse. L'objectif est d'encourager les pratiques de lecture autonomes.

Côté bibliothèques, Lucie Albaret a interrogé quarante-six adolescents des deux sexes. Parmi eux, quarante ont déclaré aimer lire, « à condition que ce soit bien écrit, pas comme Andromaque » (sic), à condition aussi que le style soit clair et concis. Si la prescription scolaire tient une place importante dans leurs lectures, ils insistent également sur le rôle de conseil tenu par des personnes en qui ils ont confiance (amis, parents, frères et sœurs, etc.). De la bibliothèque, ils ont une vision plutôt traditionnelle : ils perçoivent d'abord son rôle culturel, font ensuite allusion à sa mission documentaire, mais classent sa fonction de loisir en dernière position. Il ne faut cependant pas en conclure « qu'ils lisent moins ». Car l'enquête de juin 1998 sur les pratiques culturelles des Français 2 révèle que si la proportion des adolescents « forts lecteurs » 3 diminue (40 % des 15-19 ans en 1970, 15 % aujourd'hui), la lecture s'est en revanche démocratisée (Pierre Mayol, sociologue).

Public(s) et méthode(s)

En fonction de quelle(s) représentation(s) de l'adolescence élabore-t-on des projets culturels ou pédagogiques ? S'adresse-t-on à des publics spécifiques ou à un « adolescent type » censé caractériser l'ensemble du groupe ? À ces questions de Christian Poslaniec, de Promolej (Promotion de la lecture des jeunes), les témoignages ont apporté des réponses contrastées. Oui, les professionnels du livre et de la lecture abordent l'adolescence dans son extraordinaire diversité sociale, économique, culturelle.

Credo largement partagé, l'établissement de l'égalité d'accès au livre doit parfois s'appuyer sur le traitement différencié des personnes. Cette conviction a conduit de nombreuses institutions à promouvoir des actions de médiation aux formes diversifiées. En bibliothèque municipale (Annie Garden), le recrutement de médiateurs du livre a eu pour objectifs d'apaiser les tensions et d'offrir un accueil personnalisé ; loin de s'exclure en effet, l'invitation au respect de règles (voire du règlement) et l'aide individualisée sont deux dimensions indissociables de l'intégration civique.

Notion commune aux expériences rapportées, la médiation s'articule, peu ou prou, autour de deux dimensions : la définition de règles (ou balisage), l'effort de traduction. Lutter contre l'illettrisme (Luis Rozas), c'est d'abord ouvrir aux personnes un espace de libre parole où tout jugement est, par principe, recevable. La position de lecteur se conquiert, par l'image, puis par le texte, en se débarrassant de l'étiquette d'illettré (« qui classe et déclasse à la fois »).

L'expérience de Nelly Tieb, de l'association « Lire, c'est vivre », au quartier des mineurs de la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, est de nature similaire : la contrainte du groupe, de la bande, de l'univers carcéral se desserre par la pratique de la lecture et de l'écriture. L'engagement de chaque adolescent est requis dans divers ateliers (lecture à voix haute, scientifique, etc.), où « ceux qui ne peuvent pas lire découpent dans le texte qu'on leur a lu les passages qui leur ont plu ». Baliser et traduire sont également les maîtres mots du documentaliste en lycée technologique (Jacqueline Bourdet), qui doit adapter ses références littéraires à une culture technique du « faire ». L'aide apportée à l'élève dans la construction d'un projet exige des deux partenaires un effort d'explicitation, de compréhension et de traduction en langage documentaire.

Dans un registre plus théorique, Dominique Vachelard a présenté l'approche méthodologique préconisée par l'Association française pour la lecture. L'acte de lecture relève de trois conditions : le « vouloir lire » (qui s'appuie sur un projet de lecture), le « pouvoir lire » (qui suppose une connaissance du monde de l'écrit, de ses productions et de ses lieux), et le « savoir lire » (qui mobilise des compétences de lecteur : que dit le texte ? Comment le dit-il ? Comment le texte se situe-t-il ?). Particulièrement attentif à ce dernier point, l'animateur de « classe lecture » doit s'attacher à déscolariser la lecture, afin d'extraire les personnes des rapports habituels de domination culturelle et de les aider à prendre confiance en elles-mêmes. La lecture devient alors une pratique singulière et expérimentale pour laquelle chacun, quelle que soit sa situation, est « virtuellement expert ». Malgré la diversité des publics adolescents, les approches présentées visent toutes à rejoindre la personne là où elle en est. C'est, sans doute, le point de départ d'une intégration réussie.

L'offre des bibliothèques

L'offre des bibliothèques, c'est d'abord la sélection raisonnée d'ouvrages destinés au public adolescent. Ce constat a conduit la BDP du Pas-de-Calais, représentée par Sophie Dalla Valle, à créer un comité de lecture et une revue à destination des professionnels et bénévoles des bibliothèques. Revue gratuite conçue et alimentée par des bibliothécaires, Livres Ados se veut un outil de conseil et d'échanges (rubriques « Coup de cœur », « Pour ou contre »).

Mais l'offre des bibliothèques, c'est aussi le type d'accueil réservé aux adolescents. Depuis les années 1970, cette question est régulièrement débattue par les professionnels. Faut-il reconnaître à l'adolescent un statut spécifique dans la bibliothèque ? Si oui, sous quelle forme ? Le colloque a permis de dresser un « état des lieux » des options possibles.

Alors que beaucoup d'établissements français laissent les activités d'aide aux devoirs au secteur associatif, les bibliothèques allemandes les considèrent comme l'une de leurs missions. Ainsi Ronald Gohr, bibliothécaire à Potsdam, a-t-il témoigné de son engagement auprès des jeunes de douze à dix-huit ans. Ouvert de 9 h à 20 h, l'espace adolescent remplit des fonctions variées, à la fois documentaires, parascolaires et sociales.

Un constat comparable a été dressé par Raymond Bérard, de la BMIU de Clermont-Ferrand, à propos des bibliothèques municipales américaines, dans lesquelles des espaces sont réservés aux young adults. S'ils ont une vocation documentaire, ces espaces sont surtout conçus pour offrir un cadre de travail agréable, où les adolescents ont plaisir à se retrouver. A la fois professionnel du livre et travailleur social, le bibliothécaire américain y propose de multiples activités (débats, ateliers de lecture, mais aussi... cours de cuisine), en requérant de l'adolescent une participation active. Car aux États-Unis, l'activité du « bibliothécaire adolescents » est un métier à part entière, structuré par un sous-groupe très actif de l'American Library Association.

C'est un point de vue différent qu'a défendu Dominique Tabah. A la bibliothèque de Bobigny, les adolescents sont résolument traités comme des adultes en devenir. L'inscription à la bibliothèque donne accès à la totalité de ses collections (« On s'inscrit à la bibliothèque, et non dans un secteur »), et le « coin adolescents » est avantageusement remplacé par une politique d'animation et de diffusion cohérente. Animation et responsabilisation sont également les maîtres mots de l'action présentée par Caroline Hamiaux, bibliothécaire à Saint-Nicolas-d'Aliermont, en Seine-Maritime. En étroite collaboration avec des enseignants, elle a mis en œuvre un parrainage entre des élèves de 4e et 3e technologiques et des enfants de classes maternelles. Au travers d'un échange de correspondance et de rencontres lecture à la bibliothèque, ce parrainage a aidé des adolescents en situation scolaire difficile à prendre confiance en eux-mêmes. Chacun d'eux s'est beaucoup investi pour « son » petit, notamment sur le plan affectif.

Concentré sur l'animation ou étendu à la constitution d'espaces ad hoc, l'accueil des adolescents en bibliothèque est un sujet fortement débattu. Le colloque a montré l'éventail des solutions possibles, mais ceux qui attendaient une recette miracle ont peut-être été déçus. Au-delà des configurations choisies, l'important est sans doute de ne pas assigner l'adolescent à des usages délimités de la bibliothèque. Vagabond de la lecture, séjourneur sage ou bruyant, « encore enfant ou presque adulte », l'adolescent a besoin de repères et de liberté. A nous de lui ouvrir, en les balisant, les horizons les plus larges possibles.

  1. (retour)↑  Les actes de ce colloque seront disponibles à partir de septembre 1999 auprès de la bibliothèque municipale et interuniversitaire de Clermont-Ferrand.
  2. (retour)↑  Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français : enquête 1997, Paris, La Documentation française, 1998. Cf. le compte rendu paru dans le BBF, 1999, n° 1, p. 132-133.
  3. (retour)↑  Un « fort lecteur » est un individu lisant plus de 25 ouvrages par an.