Internet et les réseaux numériques
Il y a, désormais, pléthore de rapports officiels consacrés à Internet et aux réseaux numériques, et l'on s'apprêtait à lire une nouvelle démonstration d'apologistes convaincus d'avance des bienfaits du réseau des réseaux et de la nécessité pour la France, toujours en retard, de s'adapter aux profondes mutations qui, etc.
Un remarquable ensemble d'études
C'était compter sans l'acuité du Conseil d'État, institution austère mais méthodique, et qui propose, avec Internet et les réseaux numériques, une banalisation bienvenue du Réseau, et un remarquable ensemble d'études sur l'application des droits nationaux et du droit international à ce « lieu sans droit » si abondamment privilégié par les médias.
Ayant reçu mission du Premier ministre de réaliser une étude sur les « questions d'ordre juridique posées par le développement d'Internet », et de « mettre en lumière les adaptations nécessaires de notre droit », les auteurs, demeurés anonymes, posent d'emblée qu' « il n'existe pas et [qu'] il n'est nul besoin d'un droit spécifique de l'Internet et des réseaux », comme avant-conclusion de leurs différents chapitres : non que, pour eux, Internet se montre rebelle à l'application de tout droit, mais, bien au contraire, parce que l'arsenal juridique existant est suffisant, même si, très souvent, se posent de délicates questions liées essentiellement à l'articulation des différents textes et règlements applicables.
Le respect de la vie privée
La première partie, consacrée aux « données personnelles et [à] la vie privée », rappelle qu'avec la Commission nationale Informatique et libertés, dont on ne louera jamais assez l'action, la France a fait et fait toujours figure de pionnière dans le domaine du contrôle de l'usage de l'informatique en ce qu'il peut porter atteinte au droit des personnes. C'est que, par exemple, la consultation de sites Web peut donner lieu à des statistiques très détaillées et extrêmement indiscrètes, puisque l'usager, via son adresse IP, peut être infailliblement « pisté ». D'une collecte très fouillée d'informations de toute provenance, les auteurs concluent qu'il faut privilégier une combinaison entre l'application stricte du droit existant que recommande par exemple l'Union européenne dans sa directive du 24 octobre 1995 et le recours à l'autorégulation prôné, ce qui n'étonnera personne, par les États-Unis.
La seconde partie, « Favoriser les échanges par une confiance accrue des acteurs », s'intéresse à la sécurité des transactions commerciales, de plus en plus nombreuses, qui transitent par les réseaux : sécurité pour le consommateur, mais aussi reconnaissance de la valeur juridique des transactions, encore trop timidement mise en oeuvre. Le Conseil d'État et l'avis ne manquera pas d'enthousiasmer internautes et prestataires français recommande une libéralisation des instruments de cryptologie, dans un domaine où la France est dans une position atypique et, pour tout dire, peu tenable, puisque le « secret défense » s'y impose encore fortement.
Dans le souci de garantir au mieux les droits du consommateur, le rapport propose un examen minutieux des pratiques publicitaires sur Internet, signe des temps de l'infléchissement radical de l'ex-réseau « libertaire » vers les affres de la mondialisation. La nécessité de la « preuve écrite » obligera, si l'on veut prendre en compte la valeur juridique des services présents sur le réseau, à des modifications du Code civil, sans empêcher pour autant, dans certains cas, des difficultés liées au choix de la loi applicable dans le cas de transactions internationales.
Les auteurs proposent la mise en place d'une offre de services de certification, et s'interrogent longuement autre signe des temps ! sur les difficultés liées au recouvrement de la TVA sur les services en ligne ou les biens « immatériels », sans oublier les impôts et les taxes... On retrouve même la traditionnelle charge contre l'hégémonie américaine pour ce qui est de l'attribution des noms de domaine et la protection des titulaires de marque, mais, il est vrai, l'argumentaire n'est pas dénué de fondement.
Propriété industrielle, propriété littéraire et artistique
La troisième partie est consacrée à l'un des sujets les plus épineux posés par les réseaux numériques, et l'un des plus cruciaux pour les professionnels de la documentation : dans « Valoriser les contenus par la protection de la propriété intellectuelle », le rapport montre que le droit de la propriété industrielle est applicable à Internet et que, pour ce qui est des principes essentiels du droit de propriété littéraire et artistique, il n'y a pas, là non plus, la nécessité d'un droit spécifique. Les problèmes liés au dépôt légal, à la titularité des droits, à la notion d'auteur, aux droits de représentation, à la protection contre la contrefaçon, sont abondamment commentés, avec, toujours, le souci remarquable de proposer succinctement la diversité des pratiques en la matière selon les pays : une diversité qui, par contrecoup, rend prégnant le souci d'une harmonisation des législations européennes et internationales qu'illustrent bien les conflits, de plus en plus nombreux, entre les lois des pays d'émission et celles des pays de réception qui peuvent fortement diverger et génèrent autant de casse-têtes juridiques.
Cette préoccupation est aussi au centre du chapitre « Lutter contres les contenus et comportements illicites », l'un des domaines où les médias proclament que le « non-droit » règne, là où le rapport estime que le dispositif pénal est suffisant. Pour autant, certaines limitations apparaissent : ainsi, on ne peut pas réellement faire jouer, comme pour les journaux, le fameux principe de la « responsabilité éditoriale en cascade ».
C'est que les acteurs sont souvent difficiles à identifier et que, sur les réseaux, l'information est fugace, et peut disparaître du jour au lendemain, pour réapparaître ailleurs. Pour prendre en compte ces caractéristiques, le Conseil propose, de manière cette fois peu originale, la création d'un organisme de corégulation d'Internet et des réseaux dont l'intérêt, autant que la possible efficacité, paraissent faibles.
Conséquence logique, le rapport s'intéresse aussi à l'adaptation de la réglementation sur la communication à la fameuse « convergence » de l'informatique, de l'audiovisuel et des télécommunications. Internet, en effet, n'est ni totalement un réseau, ni totalement un service.
Par conséquent, comme c'est largement le cas actuellement, la réglementation des services ne peut plus dépendre des supports empruntés. De ce fait, les auteurs recommandent une distinction nouvelle et qui, là encore, comblera d'aise les acteurs du Réseau, entre deux types de réglementation, celle des réseaux de télécommunication et celle des contenus et des services. Pour autant, la distinction nécessaire entre les communications publiques et privées, rejoignant les préoccupations du chapitre initial, doit demeurer, car qui dit convergence ne dit pas amalgame, toujours profitable aux fournisseurs et défavorable, voire dangereuse pour, les consommateurs.
Un propos aride
On le voit, le propos est aride. Quand ils se proposent pour objectif de « faire des réseaux numériques un espace de "civilité mondiale" », la civilité étant décrite comme « l'art de bien vivre ensemble », on se dit que les auteurs du rapport le font d'une manière bien peu accrocheuse, et qui ne donne guère envie de s'atteler à cette tâche supposée exaltante.
De fait, les internautes convaincus ou candides trouveront l'ensemble solide mais désespérant, venant conforter des évolutions déjà pressenties comme irrémédiables du Réseau des réseaux. Ceux pour lesquels le Réseau est un outil de plus pour la palette déjà large des professionnels de l'information sortiront confortés et rassurés de leurs agacements légitimes devant nombre de déclarations sensationnalistes et largement irresponsables sur Internet, « espace de liberté déresponsabilisé ». Bref, le rapport met quelques (bons) principes en place, mais intéressera avant tout les documentalistes à la fibre juridique mature, les autres attendant avec confiance et sans impatience excessive la mise en oeuvre de tout ou partie des recommandations concrètes listées dans l'avant-propos et le corps des différents chapitres.