Un instrument d'affiliation intellectuelle
L'enseignement de la méthodologie documentaire dans les premiers cycles universitaires
Alain Coulon
L'auteur tente d'évaluer l'impact que les enseignements de méthodologie documentaire, introduits depuis 1984 par l'université de Paris 8 dans les premiers cycles universitaires, ont pu avoir sur les résultats pédagogiques des étudiants. Il montre l'efficacité de tels enseignements sur la « carrière » de l'étudiant, et estime qu'ils contribuent à ce qu'il appelle « l'affiliation » des étudiants de première année. Selon lui, l'enseignement de la méthodologie documentaire permet au sujet de réaliser de façon compétente les trois opérations fondamentales de tout apprentissage intellectuel, qui sont penser, classer et catégoriser.
The author attempts to evaluate the impact of the teaching of documentation methodology, introduced in 1984 by the university of Paris 8 for under-graduate students, has had on the pedagogical results of students. It shows the effectiveness of such teaching on the «career» of students, and concludes that it contributes to the «affiliation» of first year students. In his opinion, the teaching of documentation methodology allows the subject to achieve, in a competent fashion, the three fundamental operations of an intellectual apprenticeship, which are to think, to classify and to categorize.
Der Autor versucht die Wirkung der Literaturrecherchekurse, die seit 1984 an der Universität Paris 8 im Grundstudium angeboten werden, zu ermitteln und welchen Einfluß sie auf die Lernresultate der Studenten haben. Er zeigt die Effektivität solcher Kurse in der « Karriere » der Studenten und meint, daß sie zu der sogenannten Eingliederung der Studenten im Anfangsstudienjahr beitragen. Seines Erachtens nach erlaubt die Vermittlung der Literaturrecherche diekompetente Bewältigung der drei grundlegenden Schritte jedes intellektuellen Lernens, d.h. denken, klassifizieren und kategorisieren.
En 1984, dans le cadre de la réforme des enseignements supérieurs, l’université de Paris 8 a introduit, dès le premier cycle, parmi les « Langages fondamentaux » prévus par la loi d’orientation, des enseignements en Information scientifique et technique (IST), dont le principal objectif était de faire acquérir aux étudiants des méthodes de travail et d’étude jugées indispensables à leur réussite universitaire et professionnelle.
Cette innovation a été introduite grâce à la volonté de la Présidence de l’université, les travaux de réflexion et d’organisation menés principalement par la bibliothèque universitaire (BU), le département Documentation de l’université, et la participation de plusieurs enseignants de divers départements. Une maquette, servant de canevas de cours, fut élaborée par Claire Panijel, de l’URFIST de Paris.
Elle ne concernait pas seulement le travail de recherche documentaire stricto sensu, mais décrivait les étapes de la formation au travail intellectuel à partir des activités observables dans les processus de recherche et d’appropriation de l’information 1. Une salle spécialisée fut aménagée (répertoires bibliographiques et fichiers école constitués à partir des fichiers de la BU), des formations de formateurs proposées par la BU, et des cours mis en place.
Ces enseignements semestriels, d’une durée de 37h 30, ont été progressivement étendus à l’ensemble des formations de premier cycle sous des formes différentes 2. Ils sont intégrés au cursus de l’étudiant, validés en tant que tels (ce qui n’est pas toujours le cas, y compris dans des pays qui ont développé depuis longtemps une culture de l’information, tels le Canada ou les États-Unis), mais ne sont pas toujours obligatoires : ils peuvent être facultatifs ou optionnels 3.
Ces cours, qui existent à Paris 8 depuis maintenant quatorze ans, sont devenus de plus en plus nombreux – en 1997-1998, toutes formations de premier cycle confondues, 36 unités d’enseignement (UE) ont été mises en place et concernent entre 700 et 1 000 étudiants chaque année par groupes de 25 à 30 –, dont la moitié environ sont inscrits pour la première fois en première année. Ces enseignements sont coordonnés par le département de Documentation, mais ils ont parfois pu être assurés par des enseignants d’autres départements.
Quand ils ont été conçus, les objectifs des enseignements de méthodologie documentaire étaient de :
– savoir utiliser les ressources documentaires,
– maîtriser la lecture,
– améliorer sa mémoire,
– organiser son travail.
On reconnaît là des objectifs qui, lorsqu’ils sont atteints, concourent de façon décisive à l’acquisition, par l’étudiant, de l’autonomie nécessaire à son travail.
Nous avons évalué l’impact que ces enseignements avaient pu avoir sur les résultats pédagogiques des étudiants. À la suite de la première enquête réalisée en 1993 (cf. infra), nous avons voulu approfondir et affiner l’analyse quantitative en introduisant une nouvelle méthodologie de recherche 4.
Sur le plan de l’interprétation des résultats, j’ai pu tirer profit de ma connaissance détaillée et intime de l’université et de ses pratiques, notamment en matière de formation documentaire. En effet, enseignant à Paris 8 et chargé moi-même d’une unité d’enseignement (UE) de méthodologie documentaire depuis sa création en 1984 jusqu’en 1998, cette position m’a permis de mener un grand nombre d’observations, d’avoir accès aux descriptions réflexives des étudiants, de dialoguer avec eux, d’estimer leurs progrès et d’évaluer leurs travaux de fin de semestre.
Une première enquête
Dans une première étude 5, j’ai montré que ces enseignements contribuaient à ce que j’ai appelé dès 1989, l’affiliation intellectuelle des étudiants 6.
Par affiliation, il faut entendre le processus qui consiste à découvrir et à s’approprier les allant de soi et les routines dissimulées dans les pratiques de l’enseignement supérieur. Si les échecs et les abandons sont massifs au cours de la première année, c’est en grande partie parce que l’adéquation entre les exigences universitaires, en termes de contenus intellectuels, de méthodes d’exposition du savoir et des connaissances, et les habitus des étudiants, qui sont encore en fait des élèves, n’est pas réalisée. L’élève qui sort du lycée doit s’adapter aux codes de l’enseignement supérieur, apprendre à utiliser ses institutions, assimiler et naturaliser ses routines afin de devenir, universitairement, compétent.
Cette première analyse statistique a porté sur une cohorte importante d’étudiants : nous avions isolé une population totale de 8 171 étudiants qui avaient été inscrits trois années consécutives à l’université de Paris 8 : en 1986-1987, 1987-1988 et 1988-1989. La question était de savoir s’il existait une réussite différentielle entre les étudiants ayant suivi un enseignement de méthodologie documentaire et ceux qui n’en avaient pas suivi. Notre hypothèse consistait à penser que les étudiants ayant suivi une formation à la méthodologie documentaire avaient de bonnes chances de mieux réussir leurs études, soit en termes de nombre d’unités d’enseignement obtenues, soit, surtout, en termes de rythme d’obtention de leurs UE, et d’obtention de leur diplôme.
Les séries statistiques telles qu’elles ressortaient des résultats pédagogiques des étudiants de l’échantillon, faisaient apparaître des différences très nettes : les étudiants ayant obtenu une unité d’enseignement de méthodologie documentaire passaient plus facilement dans l’année supérieure. Ainsi, un étudiant de DEUG 1 qui obtenait une UE de documentation, avait huit fois plus de chances d’accéder à la deuxième année de DEUG qu’un étudiant qui ne suivait pas ce type d’enseignement. De la même façon, la chance statistique de passer de DEUG 2 en licence était deux fois plus élevée si l’on avait suivi un enseignement de méthodologie documentaire.
Ces premiers résultats n’étaient qu’indicatifs mais ils étaient très nets. Ils ont été complétés par une nouvelle recherche réalisée entre 1995 et 1997.
Méthodologie de la nouvelle évaluation
Sur le plan quantitatif, on a affiné le modèle de l’enquête précédente, notamment en isolant soigneusement, à la différence de la première enquête qui ne distinguait pas les étudiants selon leur année d’études ou leur année d’inscription, la cohorte des étudiants inscrits en première année pour la première fois. Au sein de cette cohorte homogène, deux sous-groupes ont été distingués : les étudiants ayant suivi un enseignement de méthodologie documentaire et les autres, afin de comparer leurs « carrières » respectives.
Trois cohortes ont pu être reconstituées : celle des nouveaux étudiants de première année inscrits en 1989-1990 (N = 4 092), ceux inscrits en 1990-1991 (N = 4 621), et ceux inscrits en 1991-1992 (N = 5 025). On a suivi ces cohortes pendant quatre ans, c’est-à-dire, pour ceux des étudiants accomplissant un « parcours sans faute » (sans redoublement ni retard), jusqu’à leur année de maîtrise, soit jusqu’en 1994-1995 pour les étudiants de la troisième cohorte. Au sein de ces trois cohortes, 267 étudiants en 1989-1990, 314 étudiants en 1990-1991, et 407 en 1991-1992, ont suivi un enseignement de méthodologie documentaire 7.
Ce sont donc, au total, 13 738 étudiants – 988 d’entre eux (soit 7,2 % de l’ensemble) ont bénéficié d’un enseignement de méthodologie documentaire – dont nous avons suivi la scolarité pendant les quatre ans qu’a duré cette recherche.
Population étudiante en 1re année et 1re inscription
Après les résultats de la première enquête qui mettaient en évidence des « carrières » différentes pour les étudiants, selon qu’ils avaient suivi ou non un enseignement de méthodologie documentaire, on pouvait se demander si celui-ci ne jouait pas le même rôle que celui du latin dans l’enseigne ment secondaire : les étudiants les plus favorisés socioculturellement et les mieux informés n’étaient-ils pas ceux qui choisissaient massivement de suivre ces enseignements parce qu’ils en connaissaient, ou en devinaient, l’efficacité formatrice ?
Pour tenter de répondre à cette question, nous avons d’abord cherché à connaître la composition de la population étudiante qui suivait ces enseignements de documentation. Six variables, habituellement importantes et sensibles dans la sociologie de l’université de Paris 8, ont été utilisées : étudiants français ou étrangers, étudiants salariés ou à plein temps, âge, sexe, arrivée à l’université avec le bac de l’année ou non et série du bac.
Les résultats des différents croisements ont montré que l’ensemble de la population étudiante en première année et en première inscription était relativement homogène : on n’observe pas de différences significatives, en fonction de ces variables, dans la constitution de l’échantillon des étudiants qui suivent un enseignement de méthodologie documentaire. C’est un résultat préalable important, dans la mesure où cela nous permet d’isoler, en quelque sorte, l’effet éventuel de la variable « enseignement de méthodologie documentaire » dans la réussite des étudiants. Les étudiants salariés et les étudiants non salariés suivent les unités d’enseignement de méthodologie documentaire à peu près dans les mêmes proportions.
Il en va de même pour ce qui concerne une autre variable : étudiants français ou étudiants étrangers.
D’autre part, ni le mode d’admission à l’université (nouveaux bacheliers, bacheliers de l’année antérieure, non-bacheliers, entrants par validation des acquis), ni la série du baccalauréat ne semblent avoir d’influence décisive sur le fait que les étudiants choisissent ou non de suivre un enseignement de documentation. On peut toutefois noter que les étudiants titulaires d’un baccalauréat scientifique ou technologique choisissent un peu moins de suivre cet enseignement. En effet, aucune UE de méthodologie documentaire n’est proposée aux étudiants de la filière scientifique de Paris 8 (informatique). Les étudiants titulaires d’un baccalauréat scientifique ne suivent un enseignement de ce type que lorsqu’ils ont choisi de ne pas s’inscrire, malgré leur série de bac, dans la filière scientifique, et qu’ils ont décidé de suivre l’une des autres filières de premier cycle.
Si l’on n’observe pas de différences significatives, en fonction de ces variables, dans la population des étudiants qui ont choisi de suivre un enseignement de méthodologie documentaire, en revanche, à l’intérieur de chaque catégorie retenue (hommes, femmes, français, étrangers, salariés ou non, etc.), des divergences de « carrière étudiante » très importantes seront constatées entre ceux qui suivent ce type d’enseignement et ceux qui ne le suivent pas.
Résultats comparés des étudiants
Examinons maintenant les résultats pédagogiques comparés des étudiants selon qu’ils ont suivi, ou non, un enseignement de méthodologie documentaire. Les résultats obtenus pour l’année 1991-1992 étant extrêmement voisins de ceux de 1989-1990 et de 1990-1991 (ils sont même quelquefois identiques) d’une part, et parce qu’il s’agit des données les plus récentes d’autre part, on ne présentera ici qu’un ensemble de tableaux concernant l’année universitaire 1991-1992 8.
La comparaison portera sur quatre aspects :
– le nombre total d’unités d’enseignement obtenues au cours de l’année de première inscription en 1991-1992 ;
– le nombre total d’UE obtenues l’année suivante en 1992-1993 ;
– le nombre total d’UE obtenues pendant les deux premières années d’études en 1991-1992 et 1992-1993 ;
– le rythme d’études (passage d’une année à l’autre) sur quatre ans y compris 1991-1992 (cf tableau 2 ci-dessus).
On lit le tableau ci-dessus de la manière suivante :
Sur 100 étudiants de première année en première inscription n’ayant pas suivi d’enseignement de méthodologie documentaire, 29 n’ont obtenu aucune UE au cours de l’année 1991-1992 ; 22 en ont obtenu entre 1 et 5 ; 30 en ont obtenu entre 6 et 10 ; 20 en ont obtenu plus de 10.
Tandis que sur 100 étudiants ayant suivi (et obtenu) un enseignement de méthodologie documentaire, 0 n’a obtenu aucune UE (évidemment !) ; 6 ont obtenu entre 1 et 5 UE ; 27 entre 6 et 10 et 68 plus de 10.
On remarquera également (cf. tableau 2) que le nombre moyen d’UE obtenues au cours de leur première année par les étudiants ayant suivi l’enseignement documentaire est de 11,5 contre 5,5 pour les autres étudiants, soit plus du double.
Le test de significativité (Khi deux) montre une divergence extrêmement importante (à P. 0001, c’est-à-dire avec moins d’une chance sur mille de se tromper en affirmant qu’il existe, dans la répartition observée, une différence significative entre les résultats des deux sous-groupes d’étudiants).
Les résultats sont très nets : les deux sous-populations de cet échantillon n’ont pas le même parcours universitaire. Il existe une corrélation très forte entre le fait de suivre une UE de documentation et le fait d’avoir un déroulement « normal » de la « carrière étudiante ». Il apparaît très nettement que les étudiants qui ont suivi un enseignement de méthodologie documentaire sont plus « performants » que les étudiants qui n’en ont pas bénéficié : 68 % d’entre eux obtiennent plus de 10 UE la première année, contre 20 % pour les autres étudiants. Seuls 6 % d’entre eux obtiennent moins de 5 UE dans l’année, contre 51 % pour les étudiants qui n’ont pas suivi une seule UE de documentation.
La même cohorte d’étudiants obtient l’année suivante, en 1992-93, les résultats ci-contre (cf. tableau 3 ).
Là encore, on constate une énorme différence de performance entre les deux sous groupes (le résultat du test de corrélation est, là encore, extrêmement fort). L’effet de l’enseignement de méthodologie documentaire, qui a pourtant eu lieu l’année précédente, semble se poursuivre au cours de la deuxième année. 67 % des étudiants ayant suivi cette unité d'enseignement l’année précédente obtiennent plus de 10 UE, contre 27 % seulement pour les étudiants qui ne l’ont pas suivie.
En termes de nombre moyen d’unités d'enseignement obtenues dans l’année, la performance va du simple au double : 10,8 UE pour les étudiants ayant suivi l’enseignement méthodologique, contre 5,4 pour les autres étudiants.
Si l’on groupe les résultats de ces deux premières années en un seul tableau, on obtient les résultats décrits dans le tableau 4, p. 40.
Quand on considère les résultats cumulés sur les deux premières années de DEUG qui sont toujours et partout si sélectives, on voit que 39 % des étudiants ayant suivi l’UE de documentation en première année obtiennent leur DEUG en 2 ans (+ de 25 UE), contre seulement 7 % pour les autres étudiants.
Il faut également considérer comme ayant pratiquement fini leur DEUG les étudiants ayant obtenu entre 20 et 25 unités d'enseignement (la plupart d’entre eux pourront entrer en licence dès l’année suivante grâce à la règle des 4/5es) : on retrouve un écart important (36 % contre 21 %) entre les étudiants qui ont, ou non, suivi un enseignement de méthodologie documentaire. Si l’on comptabilise l’ensemble des étudiants qui ont obtenu en deux ans plus de 20 UE, 75 % de ceux ayant suivi une UE de documentation ont obtenu, ou vont obtenir très prochainement leur DEUG, contre 28 % seulement pour les autres étudiants.
Nous avons représenté les parcours respectifs, sur quatre ans, de ces deux cohortes d’étudiants :
Le rythme des études (passage d’une année à l’autre) sur quatre ans de la cohorte 1991–1992 (y compris 1991–1992). Ces deux représentations de cohortes confirment les résultats précédents : les performances académiques des étudiants ayant suivi un enseignement de méthodologie documentaire en première année sont nettement meilleures : ces étudiants obtiennent davantage d’unités d'enseignement et, par conséquent, ont un parcours plus rapide. Sur 100 étudiants ayant suivi l’enseignement de documentation, on en retrouve 68 en licence deux ans plus tard (1993-1994), contre seulement 30 pour le sous-groupe qui n’a pas suivi cet enseignement ; de même, 33 % sont inscrits en maîtrise quatre ans plus tard (en 1994-1995), contre 15 % pour les autres. Par ailleurs, les sorties par échec sont, au total, beaucoup moins nombreuses deux ans plus tard (1993-1994) : 8 % contre 28 %.
Réussit celui qui s’affilie
J’essayerai, pour conclure, d’exposer pourquoi, selon moi, cet enseignement produit un tel effet.
Cet enseignement de méthodologie documentaire est certainement décisif pour faciliter le passage du statut d’élève du secondaire à celui d’étudiant de l’enseignement supérieur. On peut en effet considérer qu’être étudiant consiste, pour l’essentiel, à faire l’apprentissage actif des catégorisations adéquates du monde intellectuel. Lorsqu’on catégorise le monde de la même façon que ses semblables, on donne le même sens aux mêmes objets et aux mêmes événements. On est alors reconnu comme un membre compétent de sa société ou du groupe dans lequel on se propose de vivre : on devient affilié à ce groupe et à ses activités.
La notion d’affiliation qui a une parenté avec la notion d’habitus telle qu’a pu la développer Pierre Bourdieu – mais qui s’en différencie également nettement, en ceci que la notion d’affiliation insiste davantage sur l’activité du sujet et indique la confiance qu’on peut avoir dans la force de l’apprentissage dans l’évolution personnelle des individus –, permet d’intégrer cet apprentissage social actif 9. C’est pourquoi j’ai formulé la proposition suivante : réussit celui qui s’affilie. Le travail intellectuel exige l’apprentissage de la maîtrise de ses conditions d’exercice, qui sont d’abord des conditions pratiques.
Pour un nouvel étudiant, le contenu intellectuel se ramène, dans un premier temps, à ses règles formelles pratiques, par exemple d’utilisation du vocabulaire, d’interventions orales opportunes, de pratiques d’écriture et de lecture, de concentration. Un peu plus tard, il va découvrir qu’il existe aussi des règles du travail intellectuel qu’il est impératif de maîtriser, en particulier des règles de classement des idées, des concepts, des discours et des pratiques universitaires.
Apprendre les règles du travail intellectuel
Se pose bien entendu le problème d’une pédagogie de l’affiliation, c’est-à-dire d’une pédagogie qui permettrait à l’individu d’accéder à cette compétence d’étudiant afin de réussir. C’est là qu’intervient, à mon avis, l’importance de l’enseignement à l’usage de l’information. Je pense que suivre une formation de méthodologie documentaire, lorsqu’on est un étudiant de première année, constitue un atout décisif car c’est un enseignement qui permet de se confronter, de manière claire, aux problèmes d’apprentissage des règles de l’enseignement supérieur. Je ne parle pas seulement des règles que j’appellerai techniques, c’est-à-dire celles qui permettent de mettre en pratique, dans des bibliothèques, le savoir acquis.
À cette fonction praxéologique évidente de l’enseignement de la méthodologie documentaire s’ajoute une fonction plus proprement symbolique, plus métaphorique pourrait-on dire, qui permet au sujet, d’une part d’entrer explicitement dans le monde des idées et qui, d’autre part, l’engage à transposer dans d’autres domaines que celui de l’enseignement documentaire, la capacité qu’il a acquise de transformer en actions pratiques les instructions intellectuelles qui jalonnent sans cesse le parcours d’un étudiant. Il apprend ainsi à manipuler ce que j’ai appelé la praticalité des règles du travail intellectuel et il s’agit évidemment d’une étape décisive dans l’acquisition du « métier d’étudiant ».
C’est en ce sens que je crois que l’enseignement de la méthodologie documentaire constitue, sans doute, l’outil intellectuel le plus efficace d’affiliation à l’enseignement supérieur, car il permet d’abord d’identifier et d’apprendre les codes dissimulés dans les pratiques de l’enseignement supérieur et, ensuite, d’incorporer ces codes qui, parce qu’ils sont alors naturalisés, deviennent pour autrui des indicateurs d’affiliation parce qu’ils montrent que le sujet catégorise désormais le monde intellectuel en conformité avec les attentes des enseignants. On peut affirmer que l’enseignement de la méthodologie documentaire permet au sujet de réaliser, de façon compétente, les trois opérations fondamentales de tout apprentissage intellectuel, qui sont penser, classer et catégoriser.
Novembre 1998