Rhétorique de l'« illettrisme »

Bernard Lahire

Lorsqu'on étudie les discours sur l'« illettrisme » en France, force est de constater qu'une très faible marge de manoeuvre est laissée aux différents énonciateurs. Tout se passe comme si les règles du jeu et les éléments à assembler étaient en nombre fini et que la seule possibilité de différenciation résidait soit dans la combinaison des différents éléments en jeu, soit dans les qualités stylistiques, rhétoriques mises au service de ce fonds discursif commun. Hormis la saisie chronologique des différentes étapes sociales de construction du « problème », c'est à la recherche des contraintes rhétoriques, qui semblent « peser » sur les discours de plaintes publiques (ici, en matière d'« illettrisme »), que notre travail a été en grande partie consacré.

When we study the writings on illiteracy in France, we are forced to remark that little room for manoeuvre is left to the different commentators. It is as if the rules of the game and the elements to assemble have been identified and the only possibility of differentiation resides either in the combination of the different elements in play, or in the stylistic and rhetorical qualities put in the service of the common discursive funds. Save for the chronological knowledge of different social steps of the contruction of the « problem », it is the research into rhetorical constraints, which seems to weigh heavy in discourses on public complaints, that our work has been largely dedicated to.

Wenn man die Äußerungen zum « Analphabetentum » in Frankreich studiert, muß man konstatieren, daß den verschiedenen sich äußernden Personen nur ein sehr enger Handhabungsspielraum gelassen wird. Alles läuft so ab, als ob die Spielregeln und Bausteine zahlenmäßig begrenzt wären und die einzige Unterscheidungsmöglichkeit in der Kombination der verschiedenen Elemente oder in den stylistischen und rhetorischen Eigenschaften lägen, die dem gemeinsamen diskursiven Fundus zur Verfügung stehen. Mit Ausnahme der chronologischen Erfassung der verschiedenen sozialen Etappen der Konstruktion des « Problems » ist es die Untersuchung der rhetorischen Zwänge, die auf dem Diskurs öffentlicher Klagen zu « lasten » scheinen (in diesem Fall auf dem Gebiet des « Analphabetentums »), dem die vorliegende Arbeit weitgehend gewidmet ist.

Dans un article paru en mars 1967, Guy Thuillier présente le cas d’un « problème social » dont l’existence peut alors étonner, à savoir celui des « illettrés » et des « semi-illettrés » 1. De manière tout à fait surprenante pour qui connaît l’ensemble des discours qui, de la fin des années 70 à la fin des années 90, traite de la question des « illettrés », puis de l’« illettrisme », l’article contient un nombre particulièrement important de « lieux communs » qui seront utilisés à foison dans la période faste de construction sociale de l’« illettrisme » comme problème public.

Le titre tout d’abord est en lui-même quasi prophétique : « Un problème social : les illettrés et semi-illettrés ». L’auteur commence son article en marquant la surprise que peut représenter la découverte des « illettrés » : « On ne croit guère qu’il y ait encore en France des illettrés : la chose paraît en notre temps insolite, invraisemblable » (p. 149). À la croyance (qui pensait ce type de « fléau » une fois pour toutes « éradiqué ») doivent donc se substituer les « faits », la « mesure », les « chiffres » : « Cependant, il paraît difficile de nier certains faits, certains chiffres » (p. 149). Des chiffres sont donc fournis (par l’armée, sur la base des tests qu’elle fait passer à tous les jeunes du contingent, par l’Éducation nationale…). Mais l’auteur mentionne « une grande difficulté » (p. 155), à savoir « le dépistage de ces illettrés ou semi-illettrés » (p. 155) ; du fait notamment de « la volonté des sujets de dissimuler leur handicap » (p. 156). Malgré ces premiers chiffres, l’auteur espère, en conclusion de son article, que soit entreprise « une enquête générale » (p. 157) sur ces « illettrés » et « semi-illettrés » « qui finissent par faire masse dans la nation » (p. 157). Une telle enquête « permettrait de faire prendre conscience à différents milieux de l’ampleur du phénomène » (p. 157).

Dans cet article précurseur, l’« illettré » est déjà désigné comme un « handicapé social » 2, un être « isolé » (« son monde d’isolé », p. 153) qui est obligé parfois de vivre dans les stratégies de contournement ou dans le développement d’autres capacités (compensatrices) :

« On s’aperçoit parfois qu’il compense son handicap par une habileté manuelle, des réflexes visuels souvent précieux : ainsi dans une compagnie, le meilleur tireur est parfois l’illettré. D’autre part, les moyens audiovisuels (ainsi que la mobylette) ont changé parfois la condition de l’illettré intelligent, dont le langage, dans certains cas, ne trahit nullement son handicap. » (p. 153.)

« Dans la vie quotidienne, le handicap est très sensible, les conditions d’existence, par la force des choses, ne peuvent être normales, le sentiment de vivre dans une sorte de ghetto, de vivre « en marge » avec tous les réflexes de frustration, de non-adaptation, la difficulté d’exécuter une démarche administrative, d’exercer ses droits (poste, école, allocations familiales…) créent à divers degrés un isolement très particulier (…) » (p. 154.)

L’auteur n’hésite pas non plus à évoquer des liens entre ce « handicap », cette « inadaptation » et d’autres difficultés sociales : « Dans la mesure où cette inadaptation se conjugue avec l’alcoolisme, le chômage quasi permanent, les enfants trop nombreux, etc. » (p. 154) et montre ainsi que les milieux sous-prolétaires sont les principaux concernés.

Mobilisant Condorcet, l’auteur dégage bien ce qui, au fond, choque le « lettré » dans la situation de l’« illettré » : sa dépendance à l’égard d’autrui liée à son ignorance. Dépendre des autres, ne pas être autonome, voilà ce qui, depuis la Révolution française, constitue une situation intolérable :

« Nous n’avons pas voulu, déclarait Condorcet à l’Assemblée législative, qu’un seul homme dans l’Empire pût dire désormais : la loi m’assurait une entière égalité de droits, mais on me refuse les moyens de les connaître. Je ne dois dépendre que de la loi, mais mon ignorance me rend dépendant de tout ce qui m’entoure (…) » (p. 154.)

Même s’il s’avérait que le phénomène ainsi désigné était « marginal », il n’en constituerait pas moins un vrai problème politique, car l’existence d’« illettrés » ou de « semi-illettrés » dans le corps social fragilise l’ensemble de ce même corps social en remettant en cause les valeurs centrales sur lesquelles politiquement il s’appuie :

« La solidarité du corps social exige que toutes les parties soient aidées, « assistées », quel que soit le caractère marginal du phénomène. On ne peut tolérer longtemps l’existence d’une telle « contre-société » même si cette ségrégation ne représente aucune menace politique ou économique… Le refus de prendre conscience du phénomène va contre la volonté même du corps politique. » (p. 155.)

« Le lien social perd toute force, toute signification, si certaines valeurs sont niées ou ignorées par un groupe, si minime soit-il, qui se trouve rejeté en marge de la société. » (p. 155.)

« On ne peut rester passif devant une telle situation. » (p. 157.)

Nous avons porté en italique dans les citations de l’article, les expressions, les procédés rhétoriques ou les thèmes qui seront au cœur des arguments, des manières de dire (et donc de penser) l’« illettrisme » à partir de la fin des années 70. La « répétition sans faille » (s’il s’agit bien d’une répétition), la récurrence surprenante, parfois au mot près, de certains arguments, de certains procédés, de certaines métaphores, etc., peut intriguer le sociologue observateur de la construction du « problème social ».

Tout se passe comme si, en effet, parler d’« illettrés », puis d’« illettrisme », laissait finalement peu de marge de manœuvre aux énonciateurs, comme si les règles du jeu et les éléments à assembler étaient en nombre fini et que la seule possibilité de différenciation résidait soit dans la combinaison des différents éléments en jeu, soit dans les qualités stylistiques, rhétoriques mises au service de ce fonds discursif commun. Hormis la saisie chronologique des différentes étapes sociales de construction du « problème », c’est à la recherche de ces contraintes rhétoriques, qui semblent « peser » sur les discours de plaintes publiques (ici, en matière d’« illettrisme »), que notre travail a été en grande partie consacré 3.

L’atteinte à l’ordre social : la production du scandale

Pour qu’un « problème social » soit publiquement acceptable, il faut qu’il soit constitué comme un scandale, comme une situation intolérable, eu égard à une (ou plusieurs) valeur(s) centrale(s) (l’Enfance, la Famille, l’Ordre public, la Démocratie, la Citoyenneté, l’Humanité, la Dignité…) de l’ordre social. Dès lors qu’il est considéré comme tel, à savoir comme une atteinte à l’Ordre, comme ce qui peut le remettre en cause, l’ébranler et le faire chuter (« scandale » provient du grec skandalon – « obstacle, pierre d’achoppement » – mot par lequel les Septante ont traduit l’hébreu mikchôl – « ce qui fait trébucher »), ne rien faire serait le signe d’un mépris pour cette valeur centrale, le signe d’une irresponsabilité politique ou morale coupable de la part de ceux qui sont en charge des problèmes de la Nation ou du Pays. Tolérer l’intolérable, accepter l’inacceptable, ne pas se lancer dans la lutte contre ce qui fait scandale, ne pas faire tout son possible pour rétablir l’équilibre social ou colmater les brèches de l’édifice social (selon le registre métaphorique préféré), serait alors faire preuve de lâcheté morale et politique.

L’indignation (indignatio) est le sentiment explicitement évoqué par les discours sur l’« illettrisme ». Certains journalistes, des préfets, des chargés de mission, des responsables culturels, des hommes politiques, etc., s’« indignent » de l’existence d’une telle situation. Mais on voit bien que l’indignation est réservée aux « dignitaires », c’est-à-dire à ceux qui sont suffisamment « dignes » (i. e. légitimes dans leur ordre propre) pour ne pas paraître « ridicules » dans la poussée d’indignation.

Pour stigmatiser le phénomène et le placer clairement du côté « négatif », les professionnels de discours prennent l’habitude d’user de métaphores. Les deux métaphores les plus fréquemment utilisées sont, d’une part, du point de vue collectif (l’« illettrisme »), celle du « fléau » (social, économique, national, des temps modernes…), c’est-à-dire de la « catastrophe » ou de la calamité qui s’abat sur la société et fait des « victimes », et d’autre part, du point de vue individuel (l’« illettré »), celle du « handicap » (légitimée par l’INSEE). Puis, suivent des métaphores médicales et guerrières : l’« illettrisme » est une « maladie » ou un « mal » de notre société, on le compare à un « virus », on craint la « contagion », l’« épidémie », on entend l’« éradiquer », on se demande de quels phénomènes il est le « symptôme », quel « diagnostic » on peut porter sur la situation et quel « traitement » il faut appliquer au problème 4 ; l’« illettrisme » est aussi l’« ennemi » qu’il s’agit de « vaincre », de « détruire » ou de « combattre », contre lequel on entre en « guerre », on part en « croisade », contre lequel on mène des « batailles », des « campagnes de lutte ». Enfin, on trouve aussi, à l’occasion, la métaphore du « drame ». Dans tous les cas, la métaphore permet d’« en rajouter », d’émouvoir quant à l’ampleur du phénomène, de maximiser les effets rhétoriques, bref, d’être dans la fameuse et classique exagération (deinôsis) rhétorique, en vue d’attirer l’attention de l’auditeur ou du lecteur.

Raisons majeures de s’indigner

Tonner contre l’Insupportable, crier au Scandale, ne pas tolérer l’Intolérable, voilà ce que font les discours les plus inspirés, les plus emportés sur l’« illettrisme ». Pour « sensibiliser l’opinion publique », il faut la toucher là où cette « opinion » est censée être la plus « sensible ». Au nom de quoi dénonce-t-on le scandale ? Quel principe partagé, quelle valeur commune prétend-on être mis à mal par l’existence de l’« illettrisme » ? Il faut pouvoir évoquer des valeurs, des principes, des idéaux incontestables, placés au-dessus de tout soupçon, et donc au-dessus de tout intérêt particulier. De ce point de vue, quoi de plus haut que ce qui fait tenir l’ensemble social ? Si c’est le Corps social, sa Cohésion, son Unité qui sont remis en question, alors l’heure est grave.

En fait, les discours de plaintes et de revendications publiques sont des hommages tacites rendus au Collectif, à l’Être-ensemble, au Lien social (en fait, politique) qui fait tenir le Tout et l’empêche de se fracturer (e. g. la fameuse « fracture sociale »), d’exploser (e. g. les risques redoutés d’« explosion sociale »), de se dissoudre, de se désagréger, de se déchirer ou de s’effondrer. Chaque société, chaque aire de civilisation use de métaphores pour évoquer avec puissance le collectif. Nous avons au moins aujourd’hui gardé en commun avec les Grecs, l’image du « tissu social » 5 et nous craignons, alors, par dessus tout que ce tissu ne se déchire. Mais nous en avons inventé d’autres : celle de « fracture du corps social », celle de l’« explosion sociale », celle de la « faillite sociale », etc. Le Lien Politique, en l’occurrence, est le lien démocratique, celui qui unit les citoyens entre eux, celui qui est au cœur de l’économie des relations entre État et citoyens. En temps de guerre, c’est la « Patrie » qui est en danger ; en temps de « lutte contre l’illettrisme », c’est la « Démocratie » (point de vue collectif), la « Citoyenneté » (point de vue individuel) qui sont en risque de vacillement.

En fait, on trouve encore plus « haut », dans l’ordre des valeurs, que le Corps social et politique sous sa forme nationale. C’est ce qui garantit à tout homme quels que soient son sexe, son appartenance sociale ou raciale, l’égale dignité. Plus « haut », plus universel que la Démocratie, que la République et ses valeurs d’Égalité, de Fraternité, de Liberté, de Solidarité, etc., on trouve bien sûr la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1791, ainsi que le Droit universel à l’éducation de 1948 (article 26, du 10 décembre 1948 qui reconnaît « le droit de tous à l’éducation »), c’est-à-dire des valeurs tirées de textes dont la légitimité transcende les espaces nationaux. L’« illettrisme » s’inscrivant aussi à l’occasion dans la logique des campagnes internationales d’alphabétisation (par exemple, en 1990, lors de l’année internationale de l’alphabétisation), on retrouve les mêmes arguments utilisés habituellement pour parler de l’alphabétisation des populations dans le tiers monde : la « lutte contre l’illettrisme » est une « lutte pour les Droits de l’homme », pour « le droit universel à l’éducation ».

L’introduction de ces Majeures (au sens rhétorique du terme) est très largement due au mouvement ATD Quart Monde qui se pense comme un mouvement humanitaire et qui a fréquenté de nombreuses instances internationales à travers son combat de sensibilisation à la « lutte contre l’illettrisme » (Unesco, OCDE, Parlement européen…). Or, les seuls textes dans lesquels peuvent puiser ceux qui vivent dans ces Organisations non gouvernementales (ONG) internationales sont la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen (1791), ainsi que sa version datée de 1948.

Toujours du côté des Majeures, mais davantage liée à la vie individuelle, personnelle et sur sa « qualité éthique », on trouve une série de lieux communs touchant aux conditions profondes de la vie, de l’existence humaine. Catégories quasi métaphysiques, catégories éthiques et difficilement palpables, évaluables, celles de vérité personnelle, de bonheur, d’épanouissement, d’autonomie, d’indépendance, de maîtrise de soi et de son destin, de pouvoir sur soi et sur son environnement, de dignité ou de pleine humanité, n’en sont pas moins présentes dans les discours parlant des malheurs attachés à l’« illettrisme » et des bonheurs de l’écrit. Là encore ATD Quart Monde a été très généreusement porteur et diffuseur de ces Majeures.

Raisons mineures de s’indigner

Nous l’avons dit, tout le monde n’est pas en position de s’indigner publiquement avec succès et de mobiliser pour cela les Majeures de sa société, c’est-à-dire les valeurs centrales, les lieux communs (koinos topos ou topégories) centraux qui seraient censés être remis en cause par le « problème social » en question. Seuls les grands journalistes (plutôt éditorialistes), les hommes politiques, les intellectuels ou écrivains, etc., font usage des plus grands lieux communs pour alerter l’opinion publique. Mais la grande majorité des discours sur l’« illettrisme », et tout particulièrement les articles de presse évoquant telle ou telle action de « lutte contre l’illettrisme », parlant d’une journée d’études ou d’un colloque sur le sujet, commentant les chiffres des grandes enquêtes nationales (INSEE, Infométrie, Défense nationale, etc.) ou de telle ou telle enquête régionale ou locale, n’usent pas de ces grandes topégories. Tout se passe comme si on avait affaire à une division sociale du travail discursif.

Trois grands cas de figure alors se présentent :

– soit les discours ne font mention d’aucune valeur centrale, leurs auteurs considérant tacitement que la justification ou le sens des actions de « lutte contre l’illettrisme » n’est pas de leur ressort mais de celui des producteurs de « grands discours » (on parle de l’« illettrisme » et de la « lutte contre l’illettrisme » sans préciser le « sens politique » de tout cela) ;

– soit ils font usage de Mineures, c’est-à-dire de lieux communs ou de valeurs plus ordinaires : plutôt que de parler de la « Cohésion sociale », la « Démocratie », la « Citoyenneté », les « Droits de l’Homme », l’« Épanouissement », l’« Autonomie », la « Dignité » ou l’« Humanité », ils évoqueront des objectifs politiques moins généraux, moins élevés dans l’ordre de la noblesse, à savoir, par exemple, « la menace de l’audiovisuel », « la vie économique des entreprises menacée », « la modernisation des entreprises remise en question », « l’insertion sociale et économique rendue difficile », « l’éducation des enfants difficile à réaliser »…

– soit ils décrivent des situations qui pourraient être plus abstraitement subsumées par l’une des grandes Majeures (e. g. l’Autonomie) sans la nommer. Par exemple, multiples sont les cas où les journalistes décrivent des situations de la vie quotidienne dans lesquelles les « illettrés » éprouvent des difficultés sans expliciter la notion d’« autonomie » : « Il est important de comprendre le mode d’emploi des appareils ménagers, la notice des médicaments… » – « Se débrouiller tout seul » (…). Ils ont en commun d’être exclus du monde du travail et de ne pas maîtriser les savoirs de base qui permettent de se débrouiller tout seul dans la société : effectuer des démarches administratives, remplir des formulaires, écrire une lettre, répondre au téléphone, etc. » 6

Les contraintes rhétoriques du discours public

Notre recherche nous conduit, de manière générale, à faire le constat empirique que « pèse » sur les discours publics construisant les « problèmes sociaux », un ensemble de contraintes rhétoriques apparemment difficiles à contourner ou à ignorer pour les producteurs de discours (professionnels notamment, et qui peuvent provenir de nombreux champs du pouvoir ou même occuper des positions dans différents espaces en même temps). Ces contraintes sont à la fois « pesantes » et « structurantes » pour qui entend convaincre, persuader, argumenter, émouvoir, bouleverser, séduire ou manœuvrer pour faire adhérer, accroire ou mouvoir dans le sens escompté.

Il s’agit là, bien sûr, de contraintes historiques, et historiquement variables (et il est évident qu’un discours de Démosthène ou de Quintilien aurait tout le mal du monde à convaincre des lecteurs ou des auditeurs contemporains), mais qui comportent aussi un certain nombre de traits invariants qui nous ont été transmis soit par la pratique (par l’écoute ou la lecture des discours et leur imitation spontanée), soit par l’enseignement explicite des techniques rhétoriques à travers les institutions scolaires successives, matrices fondamentales de socialisation aux techniques rhétoriques (des plus élémentaires aux plus sophistiquées).

Dire qu’il existe des contraintes rhétoriques et que celles-ci structurent les discours publics sur l’« illettrisme », ou pèsent sur ces discours, n’est bien sûr qu’une reconstruction a posteriori qui renverse le processus réel de la progression de la recherche sociologique.

En effet, c’est bien sur la base d’un constat de récurrence empirique d’un ensemble de manières de dire, de procédés rhétoriques, que nous avons pris conscience de l’étonnante correspondance entre, d’une part, ces régularités discursives que nous avions tout d’abord essayé de saisir de manière totalement empirique et, d’autre part, les procédés de la rhétorique cicéronienne, quintilienne, démosthénienne ou aristotélicienne.

Mais force est de constater que, si les catégories de la rhétorique la plus classique nous permettent de mettre si aisément en forme et de si facilement classer les différentes particularités discursives de nos archives – dans un premier temps sur l’« insertion » 7, puis sur l’« illettrisme » 8 – ce n’est pas parce que, pareille à l’usage tout-terrain et sauvage de la vulgate psychanalytique, la rhétorique peut se projeter sur toute situation et dire, à peu de frais et d’effort, quelque chose sur tout discours (donc finalement ne plus rien dire du tout sur rien). Une telle affinité, observable entre le discours classifiant et le discours classifié, s’explique par le fait que des contraintes rhétoriques s’imposent, pratiquement ou par transmission explicite, aux producteurs de ces discours publics 9.

Juin 1998

  1. (retour)↑  Guy Thuillier, « Un problème social : les illettrés et semi-illettrés », Droit social, n° 3, mars 1967, p. 149-157.
  2. (retour)↑  Le registre métaphorique de la « maladie » est aussi activé : « Il faudrait pouvoir étudier également l’aire d’influence de l’illettré ou du semi-illettré et saisir dans quelle mesure cet isolement culturel est contagieux. », op. cit., p. 157.
  3. (retour)↑  Bernard Lahire, Comment se fabriquent les problèmes sociaux ? L’« illettrisme » en France : 1957-1997, Rapport de recherche financée par le ministère de l’Emploi et de la Solidarité, Groupe permanent de lutte contre l’illettrisme (Paris), mai 1998, 180 p. (avec la collaboration de Sylvia Faure et de Stéphanie Tralongo). Cf. aussi Bernard Lahire, « Illettrisme » : une analytique sociologique des discours est-elle possible ? », Illettrisme, Bruxelles, De Bœck-inrp, 1997, p. 65-78.
  4. (retour)↑  Peter Conrad et Joseph W. Schneider, (Deviance and Medicalization. Expanded edition, Philadelphia, Penn., Temple University Press, 1992), montrent que la métaphore médicale est filée jusqu’au bout par les discours sur les problèmes sociaux en général.
  5. (retour)↑  John Scheid et Jesper Svenbro, Le Métier de Zeus. Mythe du tissage et du tissu dans le monde gréco-romain, Paris, La Découverte, 1994.
  6. (retour)↑  « L’illettrisme en Haute-Normandie : de la lutte à la prévention », Le Havre Libre, Le Havre Presse, 15 novembre 1993.
  7. (retour)↑  Bernard Lahire avec Jacques Bonniel, « Remarques sociologiques sur la notion d’insertion », L’Insertion sociale, (sous la dir. de Suzie Guth), Paris, L’Harmattan, 1994, p. 21-31.
  8. (retour)↑  Bernard Lahire, « Discours sur l’illettrisme et cultures écrites. Remarques sociologiques sur un problème social », L’« Illettrisme » en questions, (sous la dir. de Jean-Marc Besse, Marie-Madeleine de Gaulmyn, Dominique Ginet et Bernard Lahire) Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1992, p. 59-75.
  9. (retour)↑  Qu’ils en soient eux-mêmes conscients ou non, qu’ils aient l’impression d’écrire ou de parler « sincèrement » et « authentiquement » ou qu’ils aient au contraire le sentiment de « tricher », de « maquiller » ou encore de faire péniblement entrer leur propos dans des formes discursives subjectivement vécues comme contraignantes.