L'Éphémère, l'occasionnel et le non-livre à la bibliothèque Sainte-Geneviève (XVe-XVIIIe siècles)

par Agnès Marcetteau-Paul

Nicolas Petit

Paris : Klincksieck, 1997. 256 p. : ill. ; 25 cm (Corpus iconographique de l'histoire du livre). ISBN 2-252-03157-3. 195 F

En remplaçant le volumen, le codex a donné au livre une forme définitive, parfaitement adaptée à la transmission des textes, qui a garanti son succès. Au point sans doute de le rendre transparent et de permettre que, dans la tradition française en particulier, l'« histoire des idées ou des formes [ait été longtemps] ignorante des matériaux qui en rendaient possible la diffusion » 1. Partageant cette conviction de l'absolu du texte détaché de toute forme physique, ou y trouvant un alibi à sa passion normalisatrice et à sa commodité, la bibliothéconomie a souvent « équipé » les documents en fonction de ses exigences, insoucieuse de sa responsabilité historique ou refusant de considérer les effets d'un tel travestissement sur le plaisir de la lecture.

C'est pourquoi « il faut ici louer Nicolas Petit », ainsi que le fait Annie Parent-Charon dans la préface de son ouvrage, de n'avoir pas limité son univers bibliothéconomique à « un objet clos et un bloc fini aux arêtes bien nettes », mais d'avoir entrepris de « troubler la frontière entre livre et non-livre » pour explorer « l'éphémère, l'occasionnel et le non-livre » du XVe au XVIIIe siècle, interrogeant dans la matérialité et la diversité même des documents les processus de production du sens : s'appuyant sur sa connaissance et sa pratique quotidienne des collections de la bibliothèque Sainte-Geneviève, il a pour ce faire sélectionné soixante-quinze documents imprimés entre 1460 et 1835 de la classique indulgence à l'ex-praemio en passant par les almanachs, les avis de décès, les prospectus, affiches et placards, les tirés-à-part, manuels, papiers dominotés, enveloppes de jeu de cartes et les a regroupés « par affinités, dans dix sections ».

Forms effect meaning

Faisant écho au souhait, exprimé par Roger Chartier et Henri-Jean Martin dans le texte déjà cité, que les historiens « retrouvent, comme les lecteurs anciens, un plaisir du livre point épuisé par celui du texte » sans « oublier non plus que nombre d'imprimés ne sont pas des livres mais des objets plus éphémères, images volantes et estampes, libelles et brochures, gazettes et journaux », la première qualité de l'ouvrage est d'explorer avec bonheur la matérialité des documents, libérée en quelque sorte de l'autorité du texte. Il restitue ainsi, grâce à la fidélité archéologique des notices, la fraîcheur intacte et le plaisir sensuel de l'objet, et questionne les rapports du texte, de l'image et de la mise en pages.

La modestie des objets concernés, leur quotidienneté et leur fragilité permettent en outre de donner toute leur place aux processus matériels et économiques, aux contextes de production, de réception et de transmission, et d'accéder aux sources premières de toute histoire de la lecture sans passer par le carcan de la tradition littéraire et scientifique. La relation étroite entre la forme et le sens, la description et l'interprétation, qui est ainsi dégagée pour le domaine français à l'instar de ce qui préexiste dans la tradition anglo-saxonne, contribue à une sociologie des textes dans leur historicité fondamentale 2.

Typologies pour une pratique et théorie de l'Ancien Régime

A la qualité des descriptions, l'ouvrage allie la multiplicité des accès. Chaque notice appréhende avec précision et complétude, intelligence et sensibilité, le document dans sa totalité : contenant et contenu, contexte intellectuel et historique, modes de transmission, références bibliographiques. La table des matières ne se limite pas à l'énoncé des dix chapitres, mais permet d'accéder directement à chaque notice ; elle est en outre complétée par cinq index (Matières, Auteurs/Titres, Illustrateurs/Graveurs/Marchands d'estampes, Provenances, Imprimeurs/ Libraires). En croisant ces différents accès, les documents étudiés peuvent être abordés par leur titre, la matière traitée, comme par le type et la forme du document, en fonction de la recherche effectuée ou des informations possédées 3.

En conciliant « approche transversale » et « approches successives », en privilégiant « la confrontation des documents les plus divers possible », et en s'interrogeant lui-même sur ses analyses et ses choix, Nicolas Petit a adopté une fructueuse méthode expérimentale, permettant de questionner bien des concepts tels que les présupposés idéologiques et moralisateurs qui présidèrent à la définition des littératures « pour enfants », « pour le peuple », « pour les femmes », ou l'apparition « d'une certaine forme d'intemporalité » dans la littérature de colportage.

Pour ces différentes raisons, les professionnels et amateurs, ainsi que le public des bibliothèques, lui resteront redevables d'un passionnant ouvrage de culture générale à parcourir, consulter ou feuilleter, ainsi que d'un précieux répertoire de sources permettant d'interpréter des documents mal identifiés et réunissant en un corpus unique des références jusqu'ici dispersées. En effet, bien que Nicolas Petit soucieux de poser lui-même les problématiques que peut susciter son travail se défende d'avoir réellement organisé un corpus ou proposé une typologie, ces termes, dans leur acception usuelle de « recueil » et surtout de « science facilitant l'analyse d'une réalité complexe », s'appliquent tout à fait à son travail.

La pertinence du cadre chronologique retenu jusque dans l'excellent choix de La Comédie humaine de Balzac comme « date butoir » parachève la qualité et l'intérêt de la démarche entreprise. L'Ancien Régime nous est ainsi restitué dans sa vérité quotidienne et immédiate, mise en perspective grâce au recul historique. La répartition chronologique des soixante-quinze documents est elle-même significative : tandis que deux pièces viennent clore au XIXe siècle la période considérée, les XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles respectivement représentés par trois, douze, vingt-quatre et trente-quatre notices illustrent bien la progression de l'Ancien Régime typographique et la place grandissante prise par l'écrit dans la vie quotidienne à la veille de la Révolution, ainsi que sa diversification.

Illustration talentueuse et imaginative de l'apport spécifique au carrefour de la méthode structuraliste et d'une historicité sensible de l'histoire de l'imprimé à la restitution du passé et par conséquent à l'histoire culturelle, l'ouvrage de Nicolas Petit inspirera bien des pistes de réflexion et de recherche.

  1. (retour)↑  Roger Chartier, Henri-Jean Martin, Introduction à l'Histoire de l'édition française, tome I, Paris, Promodis, 1983, p. 8.
  2. (retour)↑  Nous empruntons le titre de cette partie, consacrée à l'apport de l'ouvrage de Nicolas Petit à la bibliographie matérielle, à la tradition anglo-saxonne pionnière dans ce domaine (cf. la préface de Roger Chartier à D. F. Mac Kenzie, La Bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 1991).
  3. (retour)↑  Dans l'index, l'entrée « prospectus » permettra ainsi de recouper trois des dix sections du plan. De nombreux exemples du même type pourraient être donnés.