Esthétique du livre d'artiste, 1960-1980

par Martine Poulain

Anne Moeglin-Delcroix

Paris : Jean-Michel Place : Bibliothèque nationale de France, 1997. - 388 p. ; 30 cm. - ISBN 2-85 893-291-3. 350 F

Il s'agit là sans doute de la somme la plus importante et la plus ambitieuse publiée en France sur le livre d'artiste. Issu d'une thèse, publié comme « catalogue » d'une exposition tenue à la Bibliothèque nationale de France sur le même thème, le livre d'Anne Moeglin-Delcroix, remarquablement écrit, ravira tous les amateurs d'un genre dont elle explore tous les aspects avec talent.

Une forme

La première difficulté, qui semble diviser les connaisseurs, est celle des frontières. Là où le qualificatif de livre d'artiste est refusé par certains à certaines oeuvres, Anne Moeglin-Delcroix accepte un entendement large du terme, qui lui permet de passer en revue, de présenter et d'analyser un nombre considérable de productions et de tendances artistiques s'appuyant de manières diverses sur le livre pour proposer oeuvre et sens : « Si l'on veut saisir ce qui du livre d'un artiste fait une oeuvre, il est essentiel de chercher à déterminer les caractères irréductibles du "livre comme forme", ou, ce qui revient au même, d'essayer de penser "l'oeuvre d'art sous forme de livre" ».

Si le livre d'artiste est une oeuvre qui choisit de s'inscrire dans un livre, elle le déborde et, d'une certaine manière, invite le lecteur à sortir lui aussi de l'espace du livre : « La création, dans ce livre, ne se mesure donc ni au contenu de celui-ci, ni à sa mise en forme, mais aux effets de création qu'il produit hors de lui-même ». D'où, dans beaucoup de cas, un format aux frontières lâches : classeur, livre, boîte, le livre d'artiste emprunte toutes les métamorphoses que lui fait habiter son créateur. Le livre d'artiste, notamment à ses débuts dans les années soixante, est investi d'une forte prétention utopique, voire subversive : « L'art reste ainsi dans l'ordre de l'irréalisé, mais non de l'irréalisable. Le livre porte cette puissance du possible ».

Une proposition d'expérience

Le livre d'artiste est proposition d'expérience, et non seul lieu de la langue, du texte ou de l'image : « Il suscite l'activité interprétative du lecteur, c'est-à-dire son aptitude à bâtir des fables herméneutiques ». On pourrait donc le qualifier de « fait artistique total ».

S'appuyant à chaque fois sur les grands artistes ayant, de manière fortuite ou prolongée, choisi cette forme de création, Anne Moeglin-Delcroix en analyse certaines spécificités, qui, pour ne pas s'exprimer toujours de la même manière, labourent cependant les mêmes questions : celles de la singularité et de la collection, celles du récit et de la série, celle, peut-être plus structurante encore, du rapport au temps très particulier, que proposent, ou portent, parfois malgré elles, de telles oeuvres.

L'artiste qui choisit le livre comme espace d'accueil de son oeuvre est, de fait, bibliophile. Il ne choisit jamais cette forme par hasard et aime en général aussi bien le livre, en général, que les livres, en particulier : « Les artistes créateurs de livres d'artistes aiment les livres : non seulement ils portent souvent une attention quasi professionnelle aux aspects techniques de la fabrication de leurs propres ouvrages, mais, plus fréquemment encore, ce sont de grands lecteurs ». S'ils déconstruisent le livre, c'est pour lui faire produire un sens autre, et, d'une certaine manière, le « réenchanter ».

Un livre remarquable, et qui, parlant du livre d'artiste, propose aussi de belles réflexions sur le livre en général, même sous sa forme plus banale.