Le livre-sauveur

la question du livre sous la Révolution française, 1789-1799

par Martine Poulain

Anne Kupiec

Paris : Kimé, 1997. - 250 p. ; 21 cm. - (Le Sens de l'histoire). ISBN 2-84 174-108-7. 160 F

Anne Kupiec, maître de conférences à l'université de Paris X-Nanterre (IUT Métiers du livre), publie sous ce titre alléchant un livre issu de sa thèse de doctorat de sociologie.

Une réflexion ambitieuse

Ce texte est une réflexion ambitieuse sur la conception du livre pensée et proposée par les révolutionnaires. Le propos est politique : comment la Révolution, née des livres et de la lecture de ces derniers, et qui faisait du livre, dans l'héritage des Lumières, un instrument essentiel de l'émancipation, a-t-elle nourri une image et un usage du livre profondément ambigus, qui l'ont conduite aussi à l'asservir : « D'abord considéré du point de vue de sa puissance, de son efficience dans le combat en faveur des Lumières, le livre semble devoir être mis à la disposition de tous lorsque débute le moment révolutionnaire pour, en quelque sorte, en accélérer le cours ».

C'est cette ambivalence qu'Anne Kupiec va explorer dans toutes ses manifestations, mais aussi dans toutes ses dimensions. La démonstration puise à de multiples disciplines : philosophie, histoire, théorie politique. Comment le livre se confronte-t-il aux deux valeurs révolutionnaires fondatrices, la liberté et l'égalité ? Il apparaît ainsi comme un miroir de l'entreprise révolutionnaire elle-même. Si elle met en lumière des entendements du livre diversement portés par les acteurs révolutionnaires, Anne Kupiec montre aussi des formes de continuité dans leurs conceptions, toutes inaptes à accepter l'altérité qui gît en chaque livre, toujours crainte comme pouvant être trop radicale, toujours perçue comme pouvant mettre en péril le projet social.

Les paradoxes du livre : fécondité, régénération et maîtrise

Anne Kupiec propose une analyse fort pertinente de l'évolution de la place de l'auteur entre XVIIe et XVIIIe siècles, caractérisée par un double mouvement d'extension et de transformation. La Révolution offre une situation inédite. Elle est tentée de solliciter des auteurs le passage d'une pensée critique à un engagement politique, sommés qu'ils sont de mettre leur rhétorique au service de la souveraineté nationale. Effrayée par le torrent d'écrits que provoque la période, la Révolution demande à l'auteur de devenir acteur.

Le livre tient évidemment une grande place dans l'entreprise d'émancipation qu'affiche le projet révolutionnaire. Mais à ses pouvoirs lui en sont parfois préférés d'autres, susceptibles de parvenir plus efficacement aux mêmes fins : la Révolution opposera parfois au livre le « grand livre du monde », l'expérience pratique et surtout, voudra associer à l'exercice de la raison proposé par le livre, le sentiment de la vertu nécessaire à la construction de la société en émergence.

Le livre est instrumentalisé lorsqu'il devient l'outil majeur de la régénération : « Le livre est convoqué pour assurer l'instruction et l'éducation de l'homme nouveau exclusivement ». Le livre devient ainsi l'objet d'une proposition d'appropriation collective, qui refuse l'étrangeté de l'expérience singulière. Ce qui est alors requis du lecteur n'est plus une lecture, mais une adhésion.

Toutes les entreprises de la Révolution (saisies d'ouvrages, création et enrichissement des bibliothèques, productions éditoriales - du catéchisme aux almanachs révolutionnaires -, élaboration d'un appareil législatif et juridique sur la liberté de la presse, mise en place de nouvelles structures remplaçant les Académies) sont analysées par Anne Kupiec comme portées par un souci double, celui de l'émancipation et celui du contrôle des effets du livre. On veut, par différents procédés, domestiquer le livre, le limiter, le mettre en ordre, afin de combattre un sentiment d'« excès du livre » que l'entreprise encyclopédique avait déjà cherché à circonvenir. La régénération est accompagnée d'un constant rejet de la spéculation, l'invitation à la liberté d'une crainte non moins grande des usages de la liberté d'écrire. La Révolution connaîtra aussi ses autodafés, ses censures, ses poursuites. Voués sous les Lumières à l'exercice public de la raison, les espaces de lecture deviennent des instruments d'éducation dévoués à l'entreprise révolutionnaire.

Livre et confrontations

Pourquoi la période révolutionnaire, contrairement aux années qui l'ont précédée, symbolisées ici par L'An 2440 de Louis-Sébastien Mercier 1, n'est-elle pas le moment de l'écriture utopique ? L'irruption de l'événement interdit-elle un tel traitement du réel ? Anne Kupiec explore les liens essentiels, génériques, qui peuvent unir le livre, la lecture et l'utopie, le livre et l'émancipation. Le moment révolutionnaire n'a envisagé que l'émancipation collective, politique. Or, celle-ci est aussi aventure individuelle, exercice du « penser par soi-même », confrontation à l'altérité, acceptation de l'impossible clôture du texte. Comme telle, la lecture doit se préserver des « effets fonctionnalistes de la raison ».

Anne Kupiec explore plus précisément, dans cette seconde partie, un des fils conducteurs, jusque-là sous-jacent, qui la guide : la tension entre le principe d'égalité et le principe de liberté pendant la Révolution. Si le second lui paraît favorable à la lecture, il n'en va pas de même du premier, qui s'y oppose. Elle considère ainsi les manifestations de vandalisme comme une revendication d'égalité. L'amour de l'égalité est ici considéré, dans une proposition stimulante s'appuyant longuement sur les textes de l'abbé Grégoire, comme contraire à la délectation privée des oeuvres. Le livre est refusé par la Révolution comme ne laissant pas de place à l'égalité. Il est du côté de la liberté, de l'affirmation de la subjectivité, qui ne méconnaît pas une conscience de l'altérité. C'est ce désir de liberté que voudra restreindre et circonvenir le pouvoir révolutionnaire.

Dans un dernier chapitre, plus ambitieux encore, Anne Kupiec souligne les liens entre livre et ontologie durant la période révolutionnaire, époque qui ne peut que susciter une interrogation sur l'être. S'appuyant sur Emmanuel Kant et sur Emmanuel Levinas, et illustrant son propos par une longue présentation du Dernier Homme de Jean-Baptiste Grainville 2, elle avance que le rapport au livre est au fondement de l'être, que le livre est aussi le lieu d'une hétéronomie. La raison alors, et plus encore son usage révolutionnaire, ne peut que « buter sur cette altérité résistant à une instrumentalisation calculatrice ». Ce que n'ont pas su penser les révolutionnaires, c'est, peut-être, « une émancipation subordonnée à un régime d'altérité ».

Une telle réflexion n'intéressera pas que les historiens. Nous sommes tous héritiers, nous qui cherchons à faire partager à tous cette liberté de pensée que nous espérons construite par la lecture, du mythe du livre-sauveur forgé par la Révolution française. Nous espérons de la fréquentation du livre non pas seulement une délectation solitaire destinée au seul usage privé, mais aussi une capacité à se penser dans un espace public partagé. En ce sens, les questions dont discute ce livre sont profondément actuelles.

  1. (retour)↑  L'An 2440, rêve s'il en fut jamais, de Louis-Sébastien Mercier, paru en 1770, est une anticipation qui semble pressentir les événements de la Révolution.
  2. (retour)↑  Jean-Baptiste Grainville, Le Dernier homme, 1805.