Bibliothèques et pluralisme

Catherine Muller

Devant une assistance de professionnels des bibliothèques, s’est déroulée le 8 janvier 1998, à l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, une journée d’étude, animée par Jean-Luc Gautier-Gentès, inspecteur général des bibliothèques, sur le thème du pluralisme et des bibliothèques. L’objectif était de réfléchir aux notions de censure et de pluralisme des collections, et de sensibiliser les responsables de bibliothèques à la nécessité d’élaborer une politique d’acquisition sur des critères déontologiques précis.

Pluralisme et censure

En guise d’introduction, Jean-Luc Gautier-Gentès observait la difficulté de définir la notion de pluralisme en bibliothèque. Dans la mesure où cette définition se pose désormais en termes politiques, il insistait sur la nécessité de recentrer le débat sur la vocation de service public de la bibliothèque et d’aborder la politique d’acquisition en marge de tout militantisme.

Le débat s’ouvrait sur l’intervention de Martine Poulain, du Bulletin des bibliothèques de France, qui proposait de retracer l’histoire de la censure en bibliothèque 1 en insistant sur la diversité de ses expressions et la polysémie qui la caractérise. Évoquant les multiples formes de censure exercées en bibliothèque depuis l’Ancien Régime, elle soulignait le passage, avec l’avènement de la République, d’un contrôle a priori des publications à une interdiction a posteriori 2.

En outre, elle observait que les dangers du livre censuré ne se posent plus dans les mêmes termes ; si le préjudice au dogme religieux, politique et moral demeure au XIXe siècle un argument de force pour interdire la publication d’un livre, une nouvelle forme de censure est implicitement exercée par la bibliothèque publique. Tout en revendiquant le droit des masses à l’alphabétisation, la bibliothèque contrôle cette émancipation et lutte contre les usages pervertis de la lecture par l’encadrement des lecteurs « à risque ».

L’exposé de Martine Poulain s’achevait sur le constat de l’autonomie récente de la bibliothèque dans la constitution des collections, puisqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, l’État était encore seul à arbitrer par comités d’inspection et d’achat interposés.

L’édition d’extrême droite

Christian Terras, de la revue Golias, chrétienne et militant contre le Front National, se proposait, quant à lui, de passer en revue les éditions d’extrême droite 3, et de décrire leur stratégie de diffusion pour conquérir de nouveaux lecteurs. Des périodiques comme National Hebdo et Présent, et même certains ouvrages d’intellectuels, tels Pascal Gauchon ou Alain de Benoît, incarnent la montée en puissance de cette pensée politique.

Le directeur de la revue Golias remarquait que les références intellectuelles servent aujourd’hui de caution à ce courant antidémocratique, et que la stratégie éditoriale de l’extrême droite s’appuie sur l’idéologie culturelle pour mieux banaliser la violence de sa propagande. Il constatait également la diversité de ses militants, largement représentés par le mouvement catholique traditionaliste dans la filiation de Charles Maurras, le courant néopaïen négationniste d’Alain de Benoît, et le parti de la nouvelle droite de Bruno Mégret, fondé sur le régionalisme ethnique. Des revues comme La Nef, Crisis, et Le Français illustrent ces tendances.

En matière de diffusion, l’édition d’extrême droite a ses propres réseaux, et se vend beaucoup par correspondance. Mais, fait plus surprenant, elle a aussi droit de cité chez des éditeurs plus connus. L’exposé s’achevait sur un panorama des éditeurs d’extrême droite : d’obédience ultra-catholique comme les Éditions de Chiré ; néonazie et négationniste comme L’Aencre, Ars et La Vieille Taupe, éditeur des Mythes fondateurs de la politique israélienne de Roger Garaudy ; ou encore Le Triomphe, issu du scoutisme catholique.

A l’issue de cette intervention, Catherine Pouyet, de la bibliothèque municipale de Grenoble, s’interrogeait sur l’attitude à adopter vis-à-vis des lecteurs réclamant ce type d’ouvrages, et G. Feuericht, de la bibliothèque de Colombes, sur l’opportunité d’acquérir Mein Kampf en bibliothèque.

Quel pluralisme pour les bibliothèques ?

Le débat abordait ensuite les ambiguïtés du pluralisme en bibliothèque. Catherine Canazzi 4, ex-directrice de la bibliothèque municipale d’Orange, témoignait de la pression politique exercée par la mairie d’extrême droite sur la politique d’acquisition de sa bibliothèque de 1995 à 1996. Cette mainmise de la collectivité locale s’est soldée par la démission des bibliothécaires, qui ont voulu dénoncer ainsi la violation du principe de la bibliothèque publique : l’accès de tous à la culture dans l’expression de son pluralisme.

La destitution, par le maire d’Orange, du pouvoir d’expertise des bibliothécaires en matière d’acquisition, prononcée au nom du pluralisme, montre combien la politique d’acquisition 5 d’une bibliothèque est un enjeu de pouvoir cristallisant les divergences des élus et des professionnels sur la conception de la bibliothèque publique. Convoquer le principe du pluralisme en bibliothèque n’est pas sans péril, ni contradiction, dès lors que la censure politique s’exerce aussi en son nom. Mais, pour autant, concluait Catherine Canazzi, seule une législation d’État serait à même de garantir l’expression du pluralisme culturel en bibliothèque, et de préserver la politique d’acquisition de toute confiscation idéologique.

Pour clore ce débat sur les ambiguïtés du pluralisme, Jean-Luc Gautier-Gentès récusait un usage fallacieux du terme, qui légitime certaines acquisitions à l’exclusion d’autres. Loin d’avoir un rôle de propagande, la bibliothèque reste à ses yeux un lieu encyclopédique de libre réflexion, où la littérature politique militante n’a pas sa place – ou seulement à titre documentaire –, a fortiori quand elle incite à la haine raciale. Mais, en définitive, il revient au bibliothécaire, et à son esprit critique, de déterminer le seuil de l’extrémisme, au risque de sacrifier le pluralisme de la pensée au nom du consensus. C’est pourquoi, même si la Charte des bibliothèques 6 préconise le pluralisme en bibliothèque, il n’existe aucune définition juridique, ni davantage de législation obligeant une collectivité locale à l’appliquer. Enfin, si l’inspecteur général admet la nécessité pour l’État d’émettre des normes pour protéger le métier de bibliothécaire des ingérences politiques, il soulignait également le danger de réserver au seul professionnel l’exclusivité des acquisitions.

  1. (retour)↑  Cf. à ce sujet l’ouvrage de Marie Kuhlmann, Nelly Kuntzmann, Hélène Bellour, Censure et bibliothèques au XXe siècle, Paris, Éd. du Cercle de la Librairie, 1989 (Collection Bibliothèques).
  2. (retour)↑  Interdiction prononcée en vertu des législations de 1839 et de 1881, amendées par la loi Gayssot de 1990.
  3. (retour)↑  On peut consulter sur ce sujet l’ouvrage de Jean-Yves Camus et René Monzat, Les Droites nationales et radicales en France : répertoire critique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1992.
  4. (retour)↑  Catherine Canazzi, « Orange, la bibliothèque pervertie : pluralisme ou propagande ? », Bulletin des bibliothèques de France, n° 4, 1997, p. 8-9.
  5. (retour)↑  Cf. Idéologies et bibliothèques / actes de la journée d’étude « Les acquisitions dans les bibliothèques publiques », Bulletin d’informations de l’ABF, n° 175, 1997.
  6. (retour)↑  « La Charte des bibliothèques », in Rapport du Président [du Conseil supérieur des bibliothèques] pour l’année 1991, p. 19-36, Paris, CSB, 1992.