Les multimédias dans les bibliothèques

Pascale Félizat

Marcel Marty

Peut-on considérer le multimédia comme une nouvelle forme de « livre » ? Quelles sont les tendances actuelles du marché éditorial ? Comment décrire les usages et les pratiques du multimédia en bibliothèque, avec l’apparition de « lecteurs » d’un nouveau type ? Comment ces nouvelles ressources s’intègrent-elles dans le système informatique ?

Telles furent quelques-unes des questions importantes auxquelles a tenté de répondre le séminaire prospectif – organisé le 30 janvier dernier, par et dans les locaux de l’ENSSIB – grâce aux interventions de Jean-Paul Oddos, responsable du chantier des collections de la mission de préfiguration du musée de l’Homme, des Arts et des Civilisations et animateur de cette journée, Dominique Baude, de la Bibliothèque publique d’information et Joëlle Jezierski, de la Bibliothèque nationale de France, tous trois réunis devant un auditoire particulièrement nourri.

Le livre électronique : un paradoxe ?

Soulignant l’importance grandissante et le caractère inévitable du multimédia, Jean-Paul Oddos s’est cependant attaché, dans son propos liminaire, à replacer ce support dans l’histoire du livre, posant d’emblée trois questions : le multimédia est-il un livre ? Le livre va-t-il être définitivement détrôné par le multimédia ? Parler de « livre électronique » relèverait-il du paradoxe ?

Pour y répondre, quatre « moments-passages » de l’histoire du livre ont été évoqués (l’abandon du rouleau – volumen – pour le livre – codex –, aux Ve-VIe siècles, du manuscrit pour l’imprimé au XVe siècle ; l’industrialisation de l’imprimerie au XIXe siècle ; enfin, à la fin du XXe siècle, le développement des supports électroniques), chacun devant s’envisager sous l’angle du mode de production, des conditions de réception et d’appropriation, et de leurs incidences sur le savoir.

Le quatrième passage, dont nous sommes les témoins vivants, s’inscrit bien évidemment dans cette perspective. D’un côté, le livre perdure, non sans avoir atteint les limites de l’industrialisation (presses Cameron), concurrencé par une multitude d’autres formes imprimées (offset, photocopies, imprimantes laser) ; de l’autre, le cédérom souhaite ramener à un dénominateur commun le son, l’image fixe et animée, et les fusionner plutôt que les juxtaposer. Cela permet donc l’émergence d’un mode inédit de production et d’appropriation : la capacité d’information semble désormais illimitée, et grâce à l’architecture de réseau, la diffusion du document peut être immédiate (sautant, ainsi, à l’étape de la multiplication matérielle).

Parallèlement, le lecteur, qui dispose d’une multiplicité de formes, devient à son tour producteur. Cette ouverture quasi infinie n’en porte pas moins en elle-même ses limites : avec le multimédia, le lien entre le créateur et la création est remis en question (dans la logique multimédia, toute « écriture » ne s’avère-t-elle pas un plagiat ?), et la capacité d’innovation, curieusement, semble se réduire (on ne compte pas les cédéroms dont le contenu est décevant !)...

La situation du marché

Enchérissant sur cette déception, si souvent constatée parmi les professionnels, Dominique Baude, dans la deuxième intervention, s’est attachée à brosser à grands traits la situation du marché, présent et à venir, posant d’emblée que l’édition du multimédia repose – encore – sur des « hommes du papier » qui n’ont cherché, par conséquent, qu’à calquer le document électronique sur le modèle du livre.

Autre frein actuel au développement du multimédia, le prix prohibitif des équipements : ce dernier explique que les foyers français soient insuffisamment équipés en ordinateurs (15 %, mais en incluant les platines-jeux qui, au demeurant, ne sont pas des ordinateurs.). Cette situation justifie aisément les hésitations des éditeurs qui doutent, à juste titre, de la rentabilité de tels produits : si le cédérom du musée du Louvre a été vendu à quelque 100 000 exemplaires, la grande majorité des autres tirages se limite, le plus souvent, à 400-500 exemplaires !

La distorsion est grande, de même, entre les chiffres de meilleures ventes et la production éditoriale : alors que la production place les jeux en tête et le domaine culturel loin derrière, force est de constater que la faveur du public va essentiellement aux cédéroms dits « culturels » (ce qui n’est pas sans lien avec le statut socio-économique des acquéreurs).

Cependant, les limites du produit restent patentes : dans le domaine de la peinture, par exemple, pour des raisons de droits d’auteur, ce sont les mêmes œuvres que l’on retrouve sur différents titres ! Que penser, au-delà, des multinationales qui ont, d’ores et déjà, acquis les droits de diffusion d’innombrables représentations picturales (Microsoft) ou images vidéo (Warner), s’appropriant ainsi, en quelque sorte, des pans entiers du patrimoine mondial ? Dans une telle situation, à de nombreux égards inquiétante, les bibliothèques ne doivent-elles pas privilégier, plus que le prêt, la consultation sur place, l’aide à la consultation, soutenues par une solide formation du public ?

Quels cédéroms trouve-t-on le plus souvent en bibliothèque ? Une tendance se dégage nettement : il y a dix ans, on a privilégié les cédéroms de référence (au premier chef, les grandes bibliographies américaines), et en 1992, sont apparus les premiers documents en texte intégral (les encyclopédies : Encyclopædia Universalis, les périodiques Les Échos, La Tribune Desfossés, et un quotidien Le Monde). Les annuaires constituent désormais le deuxième grand secteur, alors que les monographies demeurent au stade embryonnaire ; toutefois, un domaine est actuellement en pleine expansion : l’information juridique et officielle (Juridisque, La Gazette du Palais, les normes Afnor et les brevets).

Quantitativement, l’offre (d’après le Directory of CD-Rom) serait actuellement de 22 000 titres, dont 15 600 en langue anglaise, 3 300 en langue allemande et 2 000 en langue française – dont 1 000 fabriqués en France). Chaque établissement, par conséquent, se doit non seulement d’opérer des choix, et de se poser d’emblée la question de la qualité des produits, mais plus encore de mettre la formation au centre de ce dispositif. Formation des utilisateurs, d’une part : si, grosso modo, 10 à 20 % des lecteurs d’une bibliothèque publique, par exemple, savent utiliser un ordinateur, on perçoit aisément les besoins criants en formation, souvent délégués au monde associatif. Le personnel, d’autre part, doit faire l’objet d’une sensibilisation permanente, y compris sur le contenu même des documents, qui demeure l’élément le plus difficile à définir.

Multimédia et Dépôt légal

Il est revenu à Joëlle Jezierski, dans une troisième présentation, de décrire la place des produits multimédias dans le Dépôt légal français, ces derniers ayant, depuis les textes officiels de 1992, rejoint les livres, les photographies, les phonogrammes, les vidéos, etc. Si l’on exclut les jeux, le Dépôt légal permet de recenser aujourd’hui 3 000 produits (avec une production particulièrement dynamique en cédéroms d’entreprise, ou en méthodes de langues, qui constituent 20 % des enregistrements) et 2 000 banques de données seulement (les producteurs se retranchant derrière la confidentialité des données).

De toute évidence, certaines zones de flou demeurent dans les textes : aussi, bien que les documents multimédias proprement dits fassent l’objet d’un dépôt exhaustif, il n’en va pas de même pour les progiciels, les systèmes experts et les banques de données, plutôt choisis que systématiquement prospectés. Par ailleurs, les éditeurs venant du monde informatique et non de la sphère du livre ont quelque mal à accepter l’idée du dépôt. La conservation, par ailleurs, semble une difficulté cruciale (quels produits sont dignes d’être conservés ?), et l’on peut déplorer qu’une pré-étude sur la pérennisation des documents multimédias n’ait pas tenu compte des logiciels de lecture associés. Une solution demeure : transférer le contenu intégral du cédérom avec son logiciel d’exploitation ; cependant, le fonctionnement effectif n’est pas assuré, et les coûts sont élevés.

Sans tomber dans l’attentisme qui prévaut chez certains éditeurs, il conviendrait donc de rester prudents devant ces produits, d’autant plus qu’Internet ne manquera pas, dans un proche avenir, de complexifier la situation présente. Cédéroms (bientôt DVD-Digital Versatile Disc) et Internet vont sûrement aller de pair, et l’avenir devrait voir l’extension de disques durs que l’éditeur mettra à jour « en ligne » : ce changement à distance d’un même produit devrait entraîner un allégement de coûts, et surtout d’inestimables gains de temps !