Discours institutionnels sur la lecture des jeunes

perspectives diachroniques

par Francis Marcoin
Cahiers de la recherche en éducation, vol. 3, n° 3, 1996. Sherbrooke, Qué. : Université de Sherbrooke, 1996. - p. 333-499 ; 23 cm. ISSN 1195-5732

Cette livraison permet une confrontation entre la France et le Québec, où s'est maintenue plus longtemps une mainmise cléricale inspirée de l'ultramontanisme français, comme le montrent plusieurs articles, jusqu'à celui de Françoise Lepage, « Biographies pour la jeunesse et romans d'aventures au Québec de 1940 à 1960 », et celui de Suzanne Pouliot et Noëlle Sorin, « Le discours éditorial sur la lecture des jeunes ».

Importance de la lecture

C'est une même idée qui ressort de « L'émergence d'une tradition catholique de lecture au Canada », retracée par François Mélançon, et des « Livres pour les demoiselles entre 1650 et 1830 », qu'Isabelle Havelange étudie pour la France : dans les deux cas, la lecture est investie d'une importance particulière, éducative, touchant à la formation plénière de l'individu. Ceci non sans contradiction, puisque l'Église se montre d'abord soupçonneuse à l'égard de modes autonomes de lecture, avant de se révéler experte dans l'art de les discipliner. Selon la pastorale catholique, les manières de lire recevables sont orales et intensives. Marie-Louise Lefebvre, dépouillant le Journal de l'Instruction civique, publié à Montréal entre 1857 et 1898, montre qu'il se range aussi sous la devise du beau, du bien, du vrai, et sous l'axiome « apprendre à lire pour lire peu ».

En fait la lecture ne vaut pas en elle-même, pour elle-même, mais comme médiation à la pensée et à la spiritualité. Cette façon de considérer la lecture se perpétue longtemps au Québec, où les congrégations religieuses continuent d'avoir la part belle (Monique Lebrun, « L'image de la lecture dans les manuels québécois de 1900 à 1945 »), mais aussi dans le monde de l'édition qu'on pourrait croire a priori plus libéré (Réjean Savard et Cynthia Delisle, « Discours sur la lecture et les bibliothèques enfantines au Québec, 1930-1960 »), malgré tout un propos sur l'amour de la lecture.

On ne s'étonnera pas de voir s'exprimer la nécessité d'un contrôle, et la bibliothèque publique s'empresse même de mettre en oeuvre des activités que l'on pourrait qualifier de scolaires. Mais précisément tous ces discours sont liés à des pratiques et à des objets, les livres. Or, la dimension littéraire de ces derniers est refusée, le mouvement même de l'écriture puis de la lecture n'est pas sans infléchir le projet de départ. Sinon, l'on risque de n'accumuler que les preuves d'un procès déjà bien instruit et de figer l'opposition entre plaisir et morale du texte.

Ressorts et limites de la lecture

Par ailleurs, toute lecture en milieu scolaire, aujourd'hui comme hier, est une lecture contrainte qui ne peut se confondre avec un modèle de « lecture publique » dont Anne-Marie Chartier retrace la découverte émerveillée en France, dans les années 20. Modèle qu'on a voulu transposer à l'école, parce qu'elle était le seul lieu disponible, et avec toutes les déceptions prévisibles. D'une certaine façon, les difficultés sociales d'aujourd'hui, imposant une nouvelle donne, reposent avec acuité la question des apprentissages plus que celle du libre choix, du libre parcours. C'est aussi à un examen des discours « modernes » sur la lecture que nous invite Jean Verrier (« De l'explication de texte à la lecture méthodique, et après ? »), en proposant d'abord une description très claire de l'explication de texte traditionnelle, et en saluant au passage Pierre Clarac, qui fut en son temps inspecteur général et laissa en 1963 un ouvrage, L'Enseignement du français, cible obligée de tous les discours critiques.

Les ressorts et les limites de cet exercice sont bien montrés : celui-ci vérifie la restitution des grandes lignes d'un enseignement, plus que la construction d'une lecture personnelle. Sont ensuite retracés les moments d'une évolution vers une « étude immanente des textes », qui pourrait être plus proche d'une science et devrait le moins possible au « capital symbolique » du lecteur. Mais très vite de nouvelles rigidités sont trouvées, du côté des études sur la narrativité, et cela d'autant que les théories nouvelles sur le rôle du lecteur n'offrent guère de perspectives pédagogiques. Ainsi la lecture méthodique, qui doit remplacer l'explication de texte, est-elle tout entière du côté du texte, et non du lecteur.

Jean Verrier donne quelques pistes pour articuler habilement droits du texte et droits du lecteur, mais oublie peut-être les droits de l'auteur. Cependant, il prend le risque d'une proposition, et répond ainsi à une remarque suscitée par cet ouvrage très sérieusement composé : étudier les discours des autres n'implique-t-il pas qu'on s'expose soi-même sur la question ? Quels sont aujourd'hui nos discours, et de quelle efficacité pouvons-nous les créditer ?