Spécial Internet
Dénoncer la profusion de discours stéréotypés concernant Internet est devenu un véritable exercice de style, lui-même stéréotypé.
On alimente ainsi une masse métadiscursive ronronnant autour de quelques schèmes bien rodés (comme la sempiternelle opposition entre Paul Virilio et Pierre Lévy). Cela se fait au détriment de deux axes de recherche : l'un conceptuel et réflexif, interrogeant avec un véritable recul critique les notions qu'Internet met en lumière, l'autre tourné vers les pratiques et les usages qui seuls peuvent, in fine, légitimer les discours « à propos de ».
Certains articles du numéro spécial de Terminal consacré à Internet parviennent à combler ces lacunes, c'est-à-dire à nous apprendre quelque chose de nouveau sur les ntic (nouvelles technologies de l'information et de la communication).
L'altération du débat politique
Dans « Faut-il appliquer le principe de laïcité à Internet ? Bref plaidoyer pour la séparation de l'idéologique et du technique », Philippe Breton apporte, dans la langue toujours claire et le style limpide qui le caractérisent, un point de vue particulièrement intéressant : il initie sa réflexion à partir du poncif qu'avait énoncé Francis Fukuyama, diagnostiquant la « fin des idéologies ».
Or, on assiste moins au déclin des idéologies qu'à une altération du débat politique : « L'un des changements... a consisté à poser les questions idéologiques à travers d'autres secteurs de la société que celui, traditionnel, des institutions politiques ». Ainsi, les NTIC sont devenues l'un des terrains où « s'affrontent des idéologies concurrentes ». On assiste donc à un double mouvement de « désidéologisation du politique, parallèlement à une idéologisation de la technique ».
Cet investissement du champ des NTIC est mis en lumière par les « discours d'accompagnement » (autour d'Internet notamment), formant un « corpus constitué... d'éléments très hétéroclites » : on y retrouve notamment les discours des responsables politiques (le vice-président Al Gore en 1994), d'entrepreneurs (Bill Gates), d'animateurs spirituels de groupes comme l'Electronic Frontier Foundation 1 : « Bref, tout le monde, ou à peu près, a maintenant quelque chose à dire, non pas sur Internet, mais sur ce qu'Internet permettrait de changer ou de maintenir, dans la société actuelle. Il n'est pas jusqu'au débat sur le sexe et sur les rapports entre les hommes et les femmes qui s'accommode de cette nouvelle cuisine ».
Les trois principaux courants idéologiques structurant ces discours d'accompagnement sont le « libertarisme », le libéralisme et la pensée de l'intérêt général. Des alliances apparemment contradictoires s'opèrent historiquement entre ces différents mouvements de pensée, ainsi de « l'union sacrée » actuelle entre libéraux et libertaires afin, par exemple, de « court-circuiter les systèmes d'éducation publics ».
En conclusion, Philippe Breton exprime deux thèses parallèles. D'une part, la disjonction entre politique et idéologique ne peut qu'être nuisible : « Le politique sans représentation du monde, c'est-à-dire sans vision, au sens fort, ne peut être qu'un dessaisissement pris dans la fausse alternative de la démocratie ou de la technocratie », laissant le terrain libre « à ceux qui ont l'air d'être les derniers et les seuls à faire idéologiquement de la politique : l'extrême droite ».
D'autre part, il prône une « désidéologisation » de la technique en fait sa laïcisation 2 qui la rendrait véritablement moderne, et indique l'un des moyens qui la permettraient, c'est-à-dire l'analysé des techniques en fonction des usages : « Il est paradoxal de constater que ces techniques, dont on répète à satiété qu'elles vont transformer en profondeur notre vie, ne sont jamais l'objet d'aucune évaluation dans leurs effets ».
Démocratie et réseaux
Une autre analyse, particulièrement fine et rigoureuse, est fournie par Jacques Le Bohec. Le politologue s'interroge sur « des évidences pas si évidentes », considérant ici le « flou sémantique » entourant la notion même de démocratie. S'appuyant sur Émile Durkheim et les Règles de la méthode sociologique 3, l'auteur pointe vers cet « ensemble de prénotions », ayant l'idée de démocratie pour objet : « La prégnance des jugements de valeur, les usages sociaux différenciés de la notion de démocratie, la structuration de la société postulée par l'idée de démocratie participative, la difficulté à définir le peuple et le citoyen, les inégalités d'accès aux technologies de l'information et de la communication ».
Parler de démocratie ou de plus grande démocratisation de la société, sans analyser la polysémie de ce terme, c'est croire qu'il en existe une définition « évidente » : « Le risque est alors grand de totémiser et de célébrer, de tourner autour en la vénérant, mais sans en comprendre véritablement les arcanes ».
En rendant compte de cette diversité, Jacques Le Bohec conclut qu'il n'est donc pas possible « d'accepter telle qu'elle nous est présentée la thématique des gains démocratiques des réseaux informatiques ou télématiques. Ceux-ci posent en effet des problèmes qui ne sont pas solubles techniquement, et qui sont imputables aux contraintes sociales ». L'auteur évoque ici la naïveté de Pierre Lévy « à penser que les réseaux provoqueront une réorganisation sociale ». Néanmoins, une théorie, même infondée, « engendre des effets de réalité » : dès lors, la croyance en un impact structurant des réseaux sur la société pourra sans doute engendrer, à terme, des effets réels sur cette société.
Si cet article ne livre pas une analyse quant aux usages des NTIC, Jacques Le Bohec présente un exemple de rigueur conceptuelle et de méthodologie qui peut servir de base à une réflexion ultérieure. Mais cette rigueur de la méthode sociologique, prônée et effectivement mise en uvre, présente un défaut parfois irritant : celui d'une prétention (que l'on retrouve souvent) des sciences sociales à surclasser la réflexion philosophique. Cette querelle de prés carrés, perceptible à travers les lignes, ne survivrait pas à un examen plus rigoureux et n'a donc pas la valeur scientifique revendiquée par son auteur même.
Aspect sociologique
Dans « De l'urbanisation à la glocalisation, l'impact des technologies de l'information et de la communication sur la vie et la forme urbaine », Blaise Galland apporte un éclairage intéressant. Le concept de « glocalisation » traduit 4 ce nouveau processus de développement urbain par lequel « la ville se décharge de sa fonction de production, d'échange et de traitement de l'information en la déplaçant dans le cyberespace, tout en développant... de nouvelles formes d'organisation sociospatiales au niveau local et international ».
L'auteur démontre par exemple comment l'usage de l'e-mail, fantasmé comme la communication de tous vers tous, d'un bout à l'autre de la planète, privilégie en fait des relations au plan local (par exemple, les étudiants d'une même école) ou au sein d'un groupe professionnel déjà constitué (collègues de travail).
Cet aspect sociologique intéressant est malheureusement noyé dans un ensemble de lieux communs ou d'assertions non justifiées qui en dissimulent l'intérêt et l'originalité : « C'est donc la concentration et la conceptualisation territoriale qui voient leur rentabilité économique disparaître, hier dans les fils du téléphone, et de nos jours, de façon spectaculaire, dans les réseaux informatiques (et les téléphones portables) » faut-il rappeler qu'il y a davantage de lignes Internet dans la seule île de Manhattan que dans toute l'Afrique réunie ? Ou bien « l'obsolescence des bibliothèques lorsque le cyberespace est l'instrument documentaire idéal au niveau planétaire, permettant à toutes les bibliothèques d'être reliées à un même espace dit virtuel ».
Dans ce numéro spécial, peu d'articles sont véritablement consacrés à la présentation des usages sociaux des réseaux, tout simplement parce que peu d'études existent sur le sujet. Cependant, Jean Zinn-Justin envisage « l'influence des nouveaux outils informatiques sur la publication des travaux en physique » : ainsi apprend-on avec intérêt comment la crise du système des rapporteurs scientifiques confrontés à l'augmentation de la « productivité » scientifique et à la masse des publications potentielles, permet de considérer la presse électronique comme une solution face notamment aux problèmes de recueil des informations, de sélection, de formatage et d'édition, de diffusion, d'archivage, d'organisation et de structuration...
Cependant, là encore, on aimerait savoir, si, pour l'heure, l'irruption de la presse périodique électronique modifie les pratiques des scientifiques, dans quelles proportions et en quelle complémentarité avec les supports plus traditionnels.
Toutes ces questions restent ouvertes.