Le droit du patrimoine écrit des bibliothèques
Christophe Pavlidès
Le droit du patrimoine : on pourrait être surpris que l’Institut de formation des bibliothécaires et l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques aient choisi un tel thème pour une première journée d’étude commune, venant en préambule au colloque sur le livre voyageur 1. Pourtant, si l’on se rappelle la préoccupation commune aux deux écoles (notamment dans le cadre de la formation continue) d’offrir, en complémentarité, une articulation entre outils théoriques et « instruments opératoires », on comprend mieux la présence et l’implication de Bertrand Calenge et de François Dupuigrenet Desroussilles aux côtés de Jean-Paul Oddos, directeur de la documentation du Musée national d’art moderne et animateur de la journée.
Un dispositif législatif méconnu
Car la question du patrimoine dans les bibliothèques est complexe dans son champ et incertaine dans sa définition, et l’aborder sous l’angle du droit permet d’en prendre la mesure. Comme ne manque pas de le souligner Jean-Paul Oddos, il n’y a pas de droit spécifique du patrimoine : le droit et la jurisprudence oscillent entre une définition restrictive et une définition très large (voire exhaustive, avec le dépôt légal), très ambitieuse mais ne correspondant pas aux moyens humains et financiers affectés à une politique en quelque sorte velléitaire.
En fait, le dispositif législatif et réglementaire est important, mais mal connu et mal utilisé : ne faudrait-il pas le rassembler et le coordonner dans le cadre... d’une loi sur les bibliothèques ? Encore faudrait-il lui assigner des objectifs ciblés et réalistes.
Ce dispositif, il revenait à Jean-Luc Gautier-Gentès, qui l’a abondamment pratiqué et étudié avant de rejoindre l’Inspection générale, d’en donner un panorama extrêmement détaillé qui montre la dispersion actuelle des textes, leur incohérence dans la forme (résurgence de textes caducs dans le code des collectivités territoriales qui se substitue au code des communes, par exemple sur les bibliothèques municipales « contrôlées ») et dans le fond (les bibliothèques territoriales restent beaucoup plus encadrées que les bibliothèques de l’État, y compris la Bibliothèque nationale de France qui échappe encore au contrôle de l’inspection générale). La création du Conseil supérieur du patrimoine des bibliothèques publiques en 1989 est une bonne illustration du « deux poids deux mesures » pratiqué entre bibliothèques (le conseil n’a pas compétence sur les restaurations pratiquées en bibliothèque universitaire) et entre fonds (ses avis sont obligatoires pour les documents issus des fonds d’État, non pour ceux appartenant à la commune).
Il est ainsi rappelé aux amateurs d’émotions fortes qu’une Université peut parfaitement aliéner les documents anciens rares et précieux de sa bibliothèque, qu’un conservateur territorial a des responsabilités en matière de conservation mais que rien n’oblige à ce qu’il dirige la bibliothèque municipale... Quant aux collections de la BnF, leur inaliénabilité est une disposition extrêmement récente !
On le voit, la législation semble hésiter entre excès réglementaires et vide juridique... et ce alors que les fonds patrimoniaux des bibliothèques, notamment municipales, ne cessent de s’enrichir, comme le montre Agnès Marcetteau (bibliothèque municipale de Nantes) : à cet égard le rôle de conseil de la direction du livre (et le cas échéant de ses interlocuteurs dans les directions régionales des affaires culturelles) reste tout à fait utile dans un contexte fortement décentralisé.
Le droit d’exploitation
Mais au-delà de la conservation, le droit du patrimoine, c’est aussi le cadre juridique de son exploitation, de sa mise en valeur, de sa reproduction et littéralement de son exposition. Giuseppe Vitiello, chargé de mission au Conseil de l’Europe, rappelle la diversité des situations de départ en Europe, ne serait-ce que dans la difficulté à traduire en anglais, l’autre langue officielle de l’institution paneuropéenne, les termes « valorisation » et « patrimoine ».
Le droit d’exploitation recoupe en fait deux conceptions radicalement différentes du droit d’auteur : la tradition continentale (et notamment française) qui protège avant tout le créateur, et la tradition anglosaxonne qui protège l’objet ; cette opposition est la principale cause de conflit international sur cette question, tant naguère dans les négociations du gatt qu’à Genève à la conférence de l’Organisation mondiale pour la propriété intellectuelle en 1996. Comme le souligne l’avocat Alain Marter, on assiste à une évolution des techniques, des enjeux et des comportements : en matière de droit de prêt, la France utilise le cadre d’exception que permet pour les bibliothèques la directive de 1992, mais hésite à le formaliser ; le droit de reprographie en revanche est géré par cession depuis 1996 par le Centre français du droit de copie (cfc), bien décidé à se battre contre le « photocopillage » en bibliothèque : le temps de l’« usage privé du copiste » semble bien révolu. Ainsi la législation évolue rapidement, et Bernard Huchet, de la Bibliothèque publique d’information, rappelle les innombrables précautions dont doit s’entourer le commissaire d’exposition : la détention du document, par exemple, n’est pas la détention des droits de reproduction...
Pris sur le plan de la gestion des collections ou sur celui de la valorisation et de l’exploitation, le droit du patrimoine reste un objet paradoxal, entre stratification de textes inappliqués et d’usages jurisprudentiels, et nouvelles règles encore méconnues mais puissamment contraignantes. Une telle journée ne saurait suffire à l’information des professionnels, bien sûr. Puisse-t-elle créer chez eux une demande forte de formation et de débat sur un enjeu majeur, avant peut-être qu’il ne leur échappe.