Bibliothèque et citoyenneté

Martine Poulain

Bibliothèque et citoyenneté, tel était le thème du congrès de l’Association des bibliothécaires français, tenu à Bordeaux en juin dernier.

Pour cause de premier tour des élections législatives, les traditionnels discours des administrations centrales n’eurent pas lieu. Cette interférence du calendrier politique et du calendrier professionnel n’empêcha pas une assistance nombreuse de participer à ce congrès, dont le thème était lui-même assez politique, nettement inspiré à la fois par les impératifs renouvelés que se donnent les bibliothèques en matière d’information d’une part, et par les intrusions des municipalités du Front national dans leur vie quotidienne et leurs missions d’autre part.

La nécessité de l’évaluation

Avant les débats proprement dits, Dominique Arot, secrétaire général du Conseil supérieur des bibliothèques, expliqua ce qu’avaient été les principales activités du Conseil, présidé par Jean-Claude Groshens, et dont les membres ont été entièrement renouvelés en 1996. Différents groupes de travail sont en train de se mettre en place sur des sujets variés : les ressources électroniques en bibliothèques, la desserte documentaire et l’aménagement du territoire, la formation professionnelle.

Dominique Arot s’est arrêté plus spécifiquement sur quelques sujets. Soulignant l’importance croissante de l’évaluation et annonçant pour les rapports annuels à venir davantage de données chiffrées comparant les services bibliothéconomiques français à leurs voisins européens, il a réaffirmé le rôle des bibliothécaires comme médiateurs et la place des acquisitions comme activité fondatrice des bibliothèques. Il a souligné à quel point l’organisation de la formation professionnelle était pour une part à repenser, les collectivités territoriales étant bien souvent dans l’impossibilité effective de recruter du personnel dans le cadre actuel des statuts, qui privilégient les formations post-recrutement. La situation actuelle est grave, chacun le sait, et il serait temps que soit remédié aux erreurs qui ont pu être commises lors des définitions statutaires, qui handicapent depuis plusieurs années le fonctionnement des établissements.

La situation de la documentation universitaire reste préoccupante. Le Conseil national de l’évaluation a estimé que les relations entre les bibliothèques et les universités n’étaient ni parfaitement calmes, ni concertées. On y voit alterner désir de travailler ensemble et recherche d’isolement. Les bibliothèques universitaires devront par ailleurs s’intégrer dans les réseaux de documentation régionaux. Du côté de la constitution des réseaux, si certains projets pilotés par la Bibliothèque nationale de France et ses partenaires avancent à grands pas, reste à savoir davantage tirer le meilleur parti de ces deux niveaux de coopération que sont les grands outils nationaux d’une part, les initiatives locales et régionales d’autre part.

Vivre dans plusieurs mondes

Claudine Belayche, présidente de l’abf, estimait que les bibliothèques étaient aujourd’hui au centre d’un certain nombre de tensions, leur succès public et l’importance accordée par la société contemporaine à l’information les rendant d’un certain point de vue plus fragiles : « Il faut redéfinir les principes du service public face aux serveurs privés d’information », estimait-elle. Ce fut d’ailleurs l’un des objectifs du préséminaire, que de dialoguer avec un représentant des éditeurs, Alain Gründ, et de réfléchir à la place des différents acteurs du livre dans l’accès public à l’information.

Après ces préliminaires, furent abordés les thèmes spécifiques du congrès. François Dubet, sociologue, évoquait un vaste sujet : les relations entre lecture et démocratie… Il s’est voulu provocant, pour être plus stimulant. La démocratie, dit-il, est aussi un agencement de contradictions. Si elle requiert la participation de chacun, elle se doit de reconnaître aussi un droit au « quant à soi », un droit de ne pas participer. Les relations entre démocratie et lecture se situent bien dans la question de la formation du citoyen, dont on attend qu’il soit un sujet capable d’exercer sa Raison.

Mais cette conception des Lumières comporte aussi ses exclusions : « La France républicaine s’est faite dans un système où n’étaient citoyens que ceux qui savaient lire, écrire, compter » et supposait une acception très normative de la lecture. Les bibliothécaires sont eux aussi portés par ces images normatives, estime François Dubet. Ils veulent acculturer les masses et leur imposer leurs valeurs. Comme les enseignants, les bibliothécaires ne se posent pas assez la question de l’autre. Le public qui préfère Berlusconi à la lecture n’est pas pour autant inculte : il va chercher son autonomie ailleurs et autrement. Les individus vivent dans plusieurs mondes et « le monde du livre doit apprendre à parler au monde des médias ». La démocratie, c’est justement montrer que l’on peut vivre dans plusieurs mondes, et dans plusieurs médias.

Philippe Urfalino, sociologue lui aussi, s’est interrogé sur l’émergence des bibliothèques dans les politiques culturelles et a invité les bibliothécaires à éviter la grandiloquence lorsqu’ils s’interrogent sur les relations entre lecture et démocratie. Pour qui veut bien y regarder de près et éviter les pétitions de principe, il y a peu de rapport constitutif entre les institutions culturelles et la démocratie : « On peut même penser que plus une institution se structure, se fédère, prend sa place, moins elle a à voir avec la démocratie. Dès lors que la démocratie est confortée, il y a lieu de croire que ces institutions n’ont plus de rôle dans la démocratie ».

Quel est alors le défi de la citoyenneté pour ces institutions culturelles ? Il est de trois ordres : favoriser l’intelligibilité du monde, autoriser l’empathie, la capacité à comprendre autrui, aider à la civilité, à la capacité à assumer la tension entre ressemblance et différence. Les bibliothèques ont une place importante dans ces trois apprentissages. Et c’est là, sans doute, essentiellement qu’est leur responsabilité « démocratique ».

Ailleurs dans le monde

Comment se situent, ailleurs dans le monde, les relations entre démocratie et bibliothèque ? Maria José Moura, en charge du développement des bibliothèques au Portugal, retraçait à grands traits l’histoire des bibliothèques de son pays. Celui-ci a connu fortement la censure, d’origine religieuse avant le xviiie siècle, politique sous le régime de Salazar à partir de 1933 : « La censure devint l’un des principaux instruments de la dictature et son influence gagna tous les domaines de la vie sociale, créant un climat pesant de répression qui s’étendit de l’interdiction de libre association jusqu’à l’espionnage des conversations de café ».

La censure a profondément marqué des générations d’artistes et d’écrivains. Si la liberté a été rétablie en 1974, il a fallu attendre 1986 pour qu’un plan de développement des bibliothèques soit mis en place dans un pays qui n’avait aucune tradition de lecture publique. L’offre de bibliothèques publiques, estime Maria José Moura, doit être fortement accrue et nécessiterait l’adoption de mesures législatives, encore à venir.

Alors que Joe Hendry, nouveau président – écossais – de la British Library Association, expliquait les projets éducatifs de la bibliothèque du comté de Cumbria, qu’il dirige, et qui passent par une large mise à disposition des ressources électroniques au public, Antoine Carro-Réhault, de la Direction du livre et de la lecture, faisait le point sur le débat concernant le multiculturalisme aux États-Unis. Il rappelait à quel point le multiculturalisme à l’américaine pouvait heurter la tradition française et son modèle d’intégration. La communauté à l’américaine se définit aussi par rapport à son appartenance raciale, ethnique, linguistique, géographique, sexuelle. D’où la présence d’une multitude de communautés, réclamant chacune que leurs besoins et leurs valeurs soient prises en compte. D’où aussi le risque d’un émiettement de chacune dans ses particularismes et l’apologie d’une diversité qui ne sait plus construire de l’identité et du partage.

Au-delà de ce débat, Antoine Carro-Réhault évoquait les initiatives et propositions mises en place par les bibliothèques américaines. Les bibliothèques publiques de New York, notamment à Brooklyn et dans le Queens, offrent des services nombreux et spécifiques aux lecteurs d’origine étrangère ou issus de l’immigration, facilitant par exemple l’apprentissage de la langue anglaise, avec une présence permanente d’enseignants. Des collections de romans et d’ouvrages de vulgarisation en langue étrangère sont offertes en nombre dans toutes les bibliothèques publiques : « La New York Public Library offre en centrale et dans ses 82 annexes des collections en chinois, espagnol, italien, français, créole, hébreu, coréen, polonais, russe, vietnamien, portugais, arabe, etc. ». Des personnels issus des mêmes minorités que les lecteurs sont recrutés : « Tout se passe comme si le sentiment identitaire était en permanence renforcé par la politique de la bibliothèque ».

D’où bien sûr le risque d’un fonctionnement en miroir où le lecteur « est de moins en moins confronté à l’autre, à l’étranger ». Mais le modèle français d’intégration ne peut pour autant faire l’économie d’une attention plus forte à la mémoire et à l’histoire des personnes qui composent la France aujourd’hui.