L'utopie Beaubourg, vingt ans après
Jean Lauxerois
En 1993, le service Études et recherche de la Bibliothèque publique d'information lançait un appel d'offre intitulé « L'utopie Beaubourg, vingt ans après ». Cette initiative renvoie incontestablement au numéro de la revue Esprit publié en 1987 et signale l'absence de synthèses récentes consacrées au Centre Georges-Pompidou 1.
Jean Lauxerois, directeur de programme au Collège international de philosophie, a relevé ce véritable défi et en propose une analyse conceptuelle (et non l'histoire). En filigrane, et bien au-delà du seul Centre, c'est à une interrogation sur les mutations qui affectent l'institution culturelle en général que nous convie l'auteur.
Une utopie héritée
Dans une première partie, Jean Lauxerois construit la généalogie conceptuelle de cette utopie. A quels héritages puise le Centre ? Comment le XXe siècle a-t-il donné à cet héritage une configuration particulière ? Issu d'une utopie libérale et technique très présente au sein des courants saint-simoniens, marqué à la fois par le rôle attribué à l'architecte par la modernité et la recherche de la correspondance des arts, le Centre Georges-Pompidou n'en reste pas moins profondément marqué par le climat culturel des années 60.
Le projet pompidolien permet de répondre à un double désenchantement : « le désenchantement intellectuel opéré par la société technicienne, et le désenchantement politique et social éprouvé par la déception qui a succédé à mai 68 ». Le projet architectural de Piano et Rogers incarne alors une utopie fonctionnelle, structurale et communicationnelle.
Les décrets du 27 janvier 1976 donnent cependant naissance à des institutions de statuts différents qui ne pouvaient que résister à une philosophie unitaire : le Musée national d'art moderne (MNAM) et le Centre de création industrielle (CCI) sont deux départements du Centre, la Bibliothèque publique d'information (BPI) est un organisme associé, établissement public dépendant de la Direction du livre et de la lecture. L'Institut de recherche et de coordination acoustique musique (IRCAM) est placé sous le statut associatif.
Un malaise grandissant
Sans pour autant dénier les réussites de l'institution - l'inscription dans l'espace urbain, une fréquentation jamais démentie, la collection du mnam, la BPI comme bibliothèque de référence, l'activité reconnue de l'IRCAM... -, l'auteur insiste dans une deuxième partie sur l'essoufflement du Centre. Phénomène d'institutionnalisation, sans doute, mais surtout incapacité, dont le renoncement progressif à l'interdisciplinarité constitue le meilleur signe, à répondre aux mutations des vingt dernières années. Le soutien à la création et la programmation sont particulièrement sacrifiés.
Les conséquences de la réforme des structures du Centre menée par Dominique Bozo en 1992 sont finement analysées : une conception patrimoniale de la culture s'affirme au profit d'un MNAM-CCI essentiellement collectionneur.
Le refus d'une lecture officielle
Le grand mérite de l'ouvrage repose sur l'ambition de mener une analyse critique, sans aucune concession au commanditaire. Par un temps de commémoration qui le plus souvent fait une part belle à la « légende dorée » 2, cette perspective doit être soulignée et portée au crédit de l'auteur. A ce titre, la notule volante glissée dans l'ouvrage par l'éditeur laisse songeur : était-il vraiment opportun de rappeler au lecteur que « les opinions et l'éclairage critique qui y figurent appartiennent en propre à leur auteur » ?
A l'heure où le Centre doit fermer ses portes et proposer l'essentiel de ses activités hors les murs, alors même que sa structure et ses missions font l'objet de réflexions 3, la lecture de ce brillant ouvrage s'impose à tous ceux que le devenir d'un service public de la culture interpelle.