Les acquisitions en bibliothèques publiques

Martine Poulain

La section des bibliothèques publiques de l’Association des bibliothécaires français (abf) et la Bibliothèque publique d’information (bpi) organisaient le 18 mars dernier une rencontre sur « les acquisitions en bibliothèques publiques » 1, rencontre sur laquelle a durablement plané l’ombre néfaste du Front national et de ses incursions dans la politique d’acquisition des bibliothèques dont ses élus ont la charge.

La collection au cœur de la bibliothèque

Martine Blanc-Montmayeur, directeur de la bpi, rappelait la déception qu’avait provoquée en 1992 dans la profession la nouvelle définition statutaire des conservateurs : constituer, organiser, enrichir, évaluer, exploiter les collections. Décevante, cette définition l’avait été pour une génération qui avait mis toute son énergie à entendre de manière plus large et plus dynamique notre métier. Et pourtant, souligne avec justesse Martine Blanc-Montmayeur, une telle définition redevient aujourd’hui, lorsqu’elle est mise en cause, essentielle et nous impose de réfléchir de manière renouvelée à notre responsabilité et à nos critères dans la définition d’une politique d’acquisition.

Une importance également soulignée par Philippe Debrion, président de la section des bibliothèques publiques de l’abf. La collection est la condition d’existence de la bibliothèque. Des tensions gravitent aujourd’hui autour de cette question : la censure, dont certaines bibliothèques viennent d’être victimes ; la déprofessionnalisation actuelle du métier, par l’indigence des formations en ce domaine ; la baisse actuelle des acquisitions dans les bibliothèques, mise en lumière par les récentes statistiques de la Direction du livre et de la lecture. C’est notre rôle que de définir publiquement une politique d’acquisition.

Bibliothèques, religion, politique

Jean-Christophe Abramovici, éditeur d’une récente anthologie de la censure 2, a relu l’histoire des bibliothèques dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. La double fonction de la bibliothèque – fonction religieuse de la Bible, bibliothèque suprême, gardienne de la Vérité, fonction politique de la bibliothèque naudéenne, signe du pouvoir de son possesseur –, impliquait différentes formes de censure. La bibliothèque ecclésiastique assume l’autodafé et s’autorise plus tard des enfers, car les lettrés catholiques sont de grands lecteurs, friands même de livres interdits. La censure religieuse repose sur le refus du contenu du livre. Il n’en va pas de même pour la censure politique, qui repose, elle, sur un principe guerrier, sur un rapport de force, sur une logique de pouvoir. D’où ses incohérences.

Des survivances de ces deux types de censure existent à l’époque moderne, dans la bibliothèque éducative, qui compile des textes choisis, des anthologies « censurées », comme dans les enfers des bibliothèques, qui conservaient – conservent ? – des ouvrages licencieux ou extrémistes. Le bibliothécaire, en ce sens, est bien un descendant du grand prêtre, qui « entend édicter une vérité transcendantale sur ce qu’est l’homme ».

La censure aux États-Unis

Caroline Rives, du Centre national de documentation pédagogique, s’est intéressée à la censure dans les bibliothèques américaines. Les bibliothèques scolaires sont particulièrement touchées. En 1995-96, 475 incidents dans 44 États : « Les demandes ont été satisfaites dans 300 cas ». Ces pressions musclées sont souvent le fait de groupes intégristes : « Les cibles les plus fréquentes sont des livres qui parlent de sexualité, qui utilisent un langage considéré comme grossier, ou qui choquent les convictions religieuses du censeur ».

On connaît également les ravages du « politiquement correct ».Les Aventures de Huckleberry Finn peuvent être interdites de bibliothèque comme d’enseignement parce que le livre « met les élèves noirs mal à l’aise ». Certains groupes féministes ne sont pas en reste et font interdire en bibliothèque certains livres présentant une image dégradée des femmes. Et l’on sait qu’Internet est aujourd’hui l’objet de tous les investissements extrémistes, des propagateurs comme des censeurs. Ce sont en général des groupes de pression, des associations et non des institutions, qui sont à l’origine de ces censures.

Si la virulence de ces questions est symptomatique d’une société puritaine, estime Caroline Rives, elle l’est aussi de la force de la croyance dans les effets de la lecture : « En témoignent les multiples attaques perpétrées ces dernières années contre les albums pour enfants qui mettent en scène des sorcières, accusés de convertir subliminalement les petits lecteurs à des pratiques sataniques… ».

De suggestion en illusion

Autre manière de tenter de cerner les questions et inquiétudes des lecteurs face aux règles de fonctionnement des bibliothèques : l’analyse des cahiers de suggestion des lecteurs, à laquelle s’est livré Olivier Chourrot, présentée par ailleurs dans cette livraison du Bulletin des bibliothèques de France 3.

Enfin, Claudine Belayche a proposé une analyse historique des relations entre politiques d’acquisition et politiques culturelles. Les bibliothèques populaires, par exemple, affichaient une stratégie claire, qui revendiquait certaines exclusions au nom d’un projet éducatif. Aujourd’hui, les projets de médiathèques des centres villes ont une cible : les classes moyennes, les couches intellectuelles, davantage que les érudits locaux. Ce choix est de fait aussi celui des bibliothécaires : leurs acquisitions en témoignent. Lorsque, depuis Morel, nous mettons en avant la notion d’information, nous ne devrions pas nécessairement nous étonner de certaines volontés de censure : l’information est mouvante, variable ; en ce sens la neutralité est, au mieux, un vœu pieux : « Croire que l’on peut être neutraliste est une illusion ». Les bibliothécaires se devraient de réfléchir davantage à l’information qu’ils veulent proposer : « une information documentaire vérifiée ou une information au sens médiatique, mouvante, qui peut tendre à la propagande pour l’une ou l’autre idéologie ».

Les débats furent intenses. Faut-il, au nom du pluralisme, accepter les publications d’extrême droite dans les bibliothèques, ou faut-il, au contraire, au nom de la défense de la démocratie et de la responsabilité des bibliothécaires dans la définition de la politique d’acquisition, les rejeter ? La salle, consciente cependant des dangers de la maxime « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté », penchait pour la deuxième solution. La bibliothèque publique, qui sous cet angle, est dans une situation beaucoup plus difficile, parce qu’exposée, que la bibliothèque scientifique ou d’étude, n’est pas un kiosque.