La collection de livres rares en France 1725-1939

figures et événements décisifs

Dominique Varry

Dans le cadre d’un cycle de rencontres baptisé « Métamorphoses du livre », organisé à l’initiative de la bibliothèque municipale de Lyon, de l’Espace Bellecour, de l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (enssib), et du Cercle lyonnais du livre ancien, Jean Viardot présentait le 13 février 1997 une conférence intitulée « La collection de livres rares en France 1725-1939, figures et événements décisifs ».

Grand marchand de livres anciens, expert près la Cour d’appel de Paris pour les livres rares et précieux, mais aussi auteur de contributions remarquées sur l’histoire de la bibliophilie parues dans l’Histoire de l’édition française et dans l’Histoire des bibliothèques françaises, nul n’était plus qualifié que Jean Viardot pour traiter ce sujet, ce qu’il fit en présentant cinq figures de bibliophiles qui constituèrent autant de tournants importants dans l’histoire de la collection de livres.

Un moment charnière

Après avoir rappelé que la bibliophilie est une pratique culturelle au même titre que d’autres, mais qui se distingue des usages sociaux du livre les plus communément admis, l’orateur insista sur le moment charnière que constituent les XVIIe et XVIIIe siècles, qui virent des groupes d’aristocrates et de manieurs d’argent pourchasser certains livres uniquement pour leur rareté ou leur aspect curieux.

Il évoqua d’abord la vente de la bibliothèque Du Fay, au printemps 1725, qui constitua un événement mondain tout au long de ses 61 vacations. On vit alors se presser, autant pour se faire voir que pour acheter, les plus grands aristocrates, les parlementaires et les ecclésiastiques les plus en vue, et de grands libraires venus d’Angleterre.

Jean Viardot a pu identifier plus de 250 des assistants à la vente, parmi lesquels le jeune Arouet, futur Voltaire, et le chevalier de Rohan qui devait lui laisser un si cuisant souvenir. Si le président Bouhier pouvait écrire de la bibliothèque de cet ancien capitaine aux gardes qu’était Du Fay : « Elle sent moins le savant que le bibliomane », si Marest pouvait lui répondre : « Ce n’est pas une bibliothèque mais une boutique de livres curieux », le comte d’Hoym, autre grand bibliophile, insistait sur la qualité exceptionnelle, et sans doute inégalée en Europe, d’une telle collection, et sur l’extrême luxe des ouvrages mis en vente. Tranchant sur les pratiques alors en vigueur dans le milieu des collectionneurs, la bibliothèque Du Fay s’attachait moins à l’editio optima qu’à l’editio prima d’une œuvre, pratique alors nouvelle mais appelée à un grand avenir.

La seconde figure évoquée fut celle de Guillaume-François Debure-le-Jeune (1731-1782), qui fit paraître entre 1763 et 1768 sept volumes d’une Bibliographie instructive ou Traité des livres rares. Cette publication, non normative, se présentant comme un catalogue des livres dignes d’être collectionnés, et qui devait imposer un modèle durable, suscita une vive polémique parmi les milieux érudits et une opposition combative menée par les abbés Mercier de Saint-Léger et Rives, l’enjeu de la querelle tournant autour de la définition de la rareté, et du pouvoir d’attacher celle-ci à tel ou tel livre. Le modèle élaboré par Debure-le-Jeune devait être dominant dans les dernières années du siècle des Lumières et le premier tiers du XIXe siècle.

La troisième figure évoquée fut celle d’Antoine Augustin Renouard, écartelé entre sa passion (loisir aristocratique) et l’idéologie républicaine. Homme d’Ancien Régime – il avait vingt-trois ans en 1789 –, il publia en 1803 ses Annales de l’imprimerie des Aldes, et en 1819 un Catalogue de la bibliothèque d’un amateur. Dans ce dernier ouvrage, par une promenade commentée à travers sa propre collection, il montrait l’évolution du milieu des collectionneurs depuis la Révolution, et attirait l’attention sur la production entière de certains ateliers, dont celui des Aldes.

Une singularité française

Les deux derniers personnages évoqués permettaient de mettre en évidence l’affirmation d’une singularité française en matière de livres rares. Charles Nodier, tout d’abord, se voulait résolument bibliomane. Sa Description raisonnée d’une jolie collection de livres (1844) illustrait ce que pouvait être un cabinet de raretés et de curiosités bibliographiques. Nodier paraît obnubilé par les « espèces en voie de disparition », fussent-elles d’humbles plaquettes ou des « rogatons ». Pour lui, les ouvrages les plus menacés étaient d’abord ceux destinés à l’usage du vulgaire. Ils ne pouvaient être sauvés que lorsque la bibliophilie les consacrait.

Le dernier portrait brossé par Jean Viardot fut celui de François Vandirem, qui présida aux destinées du Bulletin du bibliophile entre 1922 et 1939. Écrivain « raté », romancier sans succès, celui-ci trouva dans la collection la légitimation qu’on lui refusait ailleurs, et apparut rapidement comme un « dandy bibliophile ». Rejetant les raretés bibliographiques chères à Nodier, il promut la collection composée exclusivement d’œuvres littéraires modernes, en éditions originales, dont la condition optimale était la reliure d’époque. Ce faisant, il révéla les charmes des demi-reliures du xixe siècle, en faisant l’avatar moderne du cabinet choisi de jadis.

Si les attitudes à l’égard du livre de ces cinq « chefs d’écoles » furent différentes, et parfois opposées, elles confirment que la bibliophilie définit et légitime les formes d’incarnation des textes, en ancrant le message au medium.

A l’issue de l’exposé de Jean Viardot, Yann Sordet, conservateur-stagiaire à l’enssib, et auteur d’une thèse d’École des chartes consacrée au bibliophile lyonnais Pierre Adamoli (1707-1769), présenta et commenta un échantillon des catalogues évoqués par le conférencier, et de livres provenant de la collection de Charles Nodier. En contrepoint des grands catalogues parisiens, il présenta quelques catalogues de ventes lyonnaises, le premier conservé datant de 1667. La ville connut par la suite 53 ventes répertoriées jusqu’à 1789. Tous les ouvrages présentés provenaient du fonds ancien de la bibliothèque municipale de Lyon, de même qu’un échantillon de livres de la collection Adamoli, exposés sous vitrines pour l’occasion.

Inauguré le 12 décembre 1996 par une conférence de Roger Chartier sur « Les tribulations de Georges Dandin : destin d’un texte de Molière », le cycle « Métamorphoses du livre » se poursuivra en 1997 par des interventions de M. Needham, expert de Sotheby’s pour le marché des incunables, de Giles Barber, ancien conservateur de la bibliothèque de la Taylor Institution, à Oxford, professeur au Linacre College d’Oxford, et d’Yves Peyré, de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.