Images et sons, encyclopédie et bibliothèques

Isabelle Masse

Du 25 au 27 février derniers, dans le petit auditorium de la Bibliothèque nationale de France (bnf), et en lien avec l’exposition Tous les savoirs du Monde, s’est déroulé un colloque intitulé « Images et sons, encyclopédie et bibliothèques ». Comment les fonds et les savoirs se sont-ils constitués dans ces domaines ? Comment ont-ils été organisés et diffusés ? Comment les utiliser dans la recherche aujourd’hui ? Telles furent les questions auxquelles tentèrent de répondre la vingtaine d’intervenants tout au long de ces trois jours.

Photographies

La fin du XVIIe siècle a vu naître les grandes entreprises iconographiques. Laure Beaumont-Maillet, du département des Estampes et de la Photographie de la bnf, présentait quelques recueils et enquêtes qui ont pour objet la France et ses monuments, du XVIIIe au XXe siècles.

La collection Gaignières constitue une sorte d’état du patrimoine de la France autour de l’année 1700. Roger de Gaignières (1642-1715), au service de la maison de Guise, puis gouverneur de la principauté de Joinville, intéressé par l’histoire et la généalogie, a réuni une immense collection de costumes, portraits, pierres tombales, tapisseries, armoiries, vues de monuments et de villes. Ayant décidé de rapprocher textes et monuments figurés, il parcourut la France pour copier sur place des documents originaux. Il s’en fit également transmettre, en particulier par des religieux bénédictins.

La Mission héliographique date de 1851. Cinq photographes furent chargés de recenser les principaux monuments historiques. Aucune publication ne suivit, mais ce fut une opération d’avant-garde. Peuvent être cités aussi le reportage de Charles Nègre, qui photographia dans le midi de la France de nombreux lieux historiques ou culturels, selon un point de vue plus approfondi, plus humain, et la collection de dessins, gravures et photographies sur l’Aisne qu’Édouard Fleury, originaire de Laon, légua au département des Estampes et de la Photographie en 1883.

Au xxe siècle, la mission de la datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) fut de donner des matériaux indiscutables aux chercheurs du futur par l’établissement d’un inventaire urbain et rural, géographique et social du pays. En 1983, des photographes de talent, ayant une vision et un projet personnels – Raymond Depardon, Robert Doisneau, Gilbert Fastenaekens, ou Christian Milovanov... – furent sollicités. Les 1 200 épreuves retenues déposées à la bnf vont être numérisées.

Dessins

Les dessins ayant pour sujet l’histoire naturelle, la géographie et la topographie ont longtemps été boudés par les amateurs et les historiens de l’art. Madeleine Pinault-Sorensen, du département des Arts graphiques du musée du Louvre, montra le rôle essentiel et irremplaçable qu’ils ont pourtant eu dans la constitution de savoirs nouveaux et dans leur diffusion, et la façon dont ils ont amené l’homme à mieux se connaître et à mieux connaître l’autre.

Les travaux de l’Académie royale des sciences de Paris ont commencé sous Colbert et sont à la base du projet concernant les arts et métiers. La Description des arts et métiers et les enquêtes du régent – qui seront au cœur de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert –, regroupent la mémoire du savoir-faire des hommes des XVIIe et XVIIIe siècles : histoire des sciences et des techniques, archéologie industrielle, ethnologie. A la Révolution, un bureau de dessinateurs sera créé au Conservatoire des arts et métiers, qui complétera les enquêtes de l’Ancien Régime.

Avec les « voyages pittoresques » en France, Suisse, Italie, Sicile, Istrie..., les enquêtes s’élargissent. Un pays tout entier est étudié sous toutes ses faces, des ensembles de dessins sont réunis qui concernent les aspects géographique, humain, archéologique. Le lecteur peut ainsi prendre conscience de sa propre culture, des antiquités nationales, de ses concitoyens, et aussi des autres Européens.

Au cours des voyages lointains, un rôle important est donné aux dessinateurs qui embarquent sur le navire. Dès la fin du XVIe siècle, ils ont pour fonction de représenter la faune, la flore, les habitants des régions traversées, les costumes, l’habitat, l’environnement. A travers les œuvres rapportées de ces voyages, peut être suivie toute la genèse de l’ethnographie et de l’anthropologie.

Les fonds de géographie

La Société de géographie, fondée en 1821, constitue une source essentielle pour la connaissance de la géographie, de l’histoire des voyages et des explorations au XIXe et au début du XXe siècles. Les livres, périodiques, cartes, dessins, manuscrits, archives, et photographies, qui constituent le fonds de sa bibliothèque, présenté par France Duclos, sont en dépôt au département des Cartes et Plans de la bnf depuis plus de cinquante ans. « Instituée pour concourir aux progrès de la géographie », la Société de géographie a reçu dès le début des dons qui contiennent des images, aquarelles, ou gravures décrivant les mondes explorés, des journaux de voyages, des carnets de croquis, ou des gouaches. La photographie apparaît parallèlement aux pratiques précédentes, et prend de plus en plus d’importance 1. La diffusion de ces images, qui accompagnera le mouvement colonial français et en sera le support de propagande, commence après 1880-90 avec la gravure, la lithographie, la photographie, les procédés photomécaniques naissants, la carte postale...

La guerre sous-tend la constitution, de 1909 à 1931, des Archives de la Planète d’Albert Kahn, présentées par Jeanne Beausoleil, du musée Albert Kahn. En 1932, elles rassemblent 72 000 plaques autochromes, et 183 000 mètres de séquences filmées. Ces Archives, dont la direction scientifique est assurée à partir de 1914 par le géographe Jean Brunhes, sont une encyclopédie du réel, au moyen de l’objectif 2. Pour Albert Kahn, qui a un grand projet humaniste, et souhaite développer la coopération entre les peuples, la connaissance peut et doit amener à plus de paix et d’harmonie.

Le 3 juin 1911, avec l’inauguration des Archives de la parole et de l’Institut de phonétique, le phonogramme est introduit à la Sorbonne comme outil de savoir 3. Pascal Cordereix, du département de l’Audiovisuel de la bnf, soulignera les rôles éminents de Ferdinand Brunot, grammairien et historien de la langue, et d’Émile Pathé. Seront enregistrées les voix des contemporains célèbres (Guillaume Apollinaire, Cécile Sorel, le capitaine Dreyfus...), les patois et les dialectes (Ardennes, Berry, Limousin). Il s’agissait aussi d’enseigner les langues étrangères, et de traiter les maladies du langage.

À la fin de cette première journée, Michel Melot évoqua cette « entreprise encyclopédique d’aujourd’hui qu’est l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France ». L’inventaire, dont l’idée avait jailli dès la Révolution française, et dont la notion même est indissociable de celle de patrimoine, a été entrepris en 1964. 1830 avait vu l’organisation du tout premier service des monuments historiques par François Guizot, 1837 la création du Comité des arts et monuments, chargé de l’inventaire général des monuments d’art et d’architecture, mais la conception du monument historique était alors plus restrictive. En 1964, l’inventaire était destiné aux savants, curieux, ou historiens de l’art.

Aujourd’hui, les critères s’élargissent, l’intérêt pour le patrimoine ne cesse de croître. Tout cela traduit une attente populaire et politique liée à un environnement en état de siège, à la menace de destructions aveugles. L’Inventaire tend à se rapprocher de l’encyclopédie 4, il dénombre et décrit, mais il veut aussi rassembler et comprendre, et ceci de plus en plus, grâce à l’informatique, qui permet de créer des liens programmés et multiples entre des éléments de données.

Organisation et diffusion des savoirs

L’image, puis le son et l’image animée ont été utilisés dans l’organisation et la diffusion des savoirs.

L’intervention de Ségolène Le Men, de l’université de Paris-X Nanterre et du cnrs, portait sur l’application de la lanterne magique aux méthodes de la pédagogie par l’image préconisées dans les éducations princières de la fin du XVIIIe siècle. Madame de Genlis (1746-1830) utilisait l’enseignement « à la lanterne », c’est-à-dire la projection lumineuse d’images sur plaques de verre peintes sur un écran dans une salle obscurcie, accompagné du commentaire oral qui annonce ou illustre. Il s’agissait d’utiliser la mémoire visuelle pour associer mot et image, éveiller la curiosité, le désir de s’instruire.

A partir de 1880, dira Nelly Kuntzmann, du département de l’Audiovisuel de la bnf, des séances de projections lumineuses se sont multipliées en France. Pour les besoins de l’enseignement, d’importantes collections iconographiques furent constituées : des « vues » à projeter sur un écran au moyen d’une machine. Ces spectacles étaient destinés à l’école du soir – appelée « école prolongée » – et aux cours d’adultes. A la campagne, les séances avaient lieu dans les salles de classe ; en ville, dans les salles de réunions des mairies, au siège des associations et des sociétés d’instruction, dans les salles de patronage et les théâtres. La grande époque de ces projections s’étend de 1895 à 1914, et elles ne seront pas abandonnées lors de l’apparition du cinématographe. Ces bibliothèques de vues 5 demeurent en rapport étroit avec la culture de l’imprimé et du livre – beaucoup reproduisent des gravures tirées d’ouvrages ou de publications périodiques, les fonds des éditeurs et marchands d’estampes ont été largement utilisés.

Images et sons pour la recherche

La dernière journée fut consacrée aux images et sons pour la recherche. Certaines bibliothèques ont depuis longtemps constitué des collections de non-livres et de fonds multimédias.

Le département des Arts du spectacle de la bnf, créé en 1976, et présenté par Noëlle Guibert, rassemble, conserve, traite ce qui a un rapport avec le spectacle – théâtre, cirque, danse, marionnettes, domaine lyrique, variétés... –, quel que soit le support. Les collections de ce département, dont la conception était inédite avant que la bnf ne soit un établissement multimédia, se sont enrichies autour du fonds Auguste Rondel. Ce passionné de théâtre réunit de 1895 à 1934 textes originaux, manuscrits de pièces, programmes, affiches, ainsi que des textes et études du répertoire étranger, et une exceptionnelle collection de dossiers et de coupures de presse.

S’y sont ajoutées les collections des créateurs eux-mêmes – Jacques Copeau, Louis Jouvet, Charles Dullin, Sacha Pitoeff, Antoine Vitez, les fonds Renaud-Barrault, etc. – constituées de documents inattendus. Livres et images n’ont pas posé de problèmes particuliers ; en revanche, les objets, portraits peints, sculptures, maquettes, accessoires de scène, éléments de décor, costumes, masques..., et les documents sonores (voix, sons, sur supports multiples, images animées et/ou sonores, etc.), ont été plus difficiles à admettre, absorber et conserver.

L’histoire de ces collections ne suit pas de chronologie objective. Elle est croisée d’une histoire transversale des supports, images et sons, et de l’ouverture des collections aux documents issus du spectacle – ce que Noëlle Guibert appelle la dimension verticale. Tout ceci milite pour l’intégration des documents et supports dans les mêmes instances de conservation, celles-ci étant complémentaires.

Les non-livres dans la médiathèque

Martine Blanc-Montmayeur, de la Bibliothèque publique d’information (bpi) et Jean-François Jacques, de la bibliothèque municipale d’Issy-les-Moulineaux, firent le point sur les bilans et perspectives de l’intégration des non-livres dans la médiathèque.

La notion de médiathèque est née dans les années 70. Se posait alors la question de l’introduction de ces nouveaux supports qu’étaient le disque et la cassette – devenus produits de masse 6 – dans les bibliothèques. Y participait aussi une volonté de multiplier l’offre dans le but d’élargir les publics par l’introduction de produits d’usage plus facile que le livre, « moins culturels » ; une volonté de bâtir des collections « nobles », à des fins culturelles et patrimoniales. Le certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire, option discothèque, est créé en 1974. La répartition des collections préconisée à ce moment-là est : 60 % de musique classique, 40 % pour les autres genres musicaux. Le prêt est payant dans la quasi-majorité des cas.

Les années 80 voient l’explosion du concept de médiathèque autour des trois supports livre/disque/film, et autour de nouveaux bâtiments – l’aide de l’État est alors déterminante. Dans les discothèques, la proportion est de 50 % de classique, 50 % d’autres genres – à 40/60 aujourd’hui –, les collections optimales comprennent 10 à 15 000 documents.

L’introduction de la vidéo est d’abord cantonnée à l’aide à la transmission de la connaissance, la fiction en est exclue. Le classement par supports est la règle, mais on trouve quelques expériences de mélange ou de classements par centres d’intérêt, à la bpi par exemple.

En 1995, sur 2 315 bibliothèques municipales, un tiers a des phonogrammes musicaux, 53 % des documents sonores, 433 des vidéothèques de prêt. La répartition des supports ne varie pas sensiblement, la vidéothèque reste un parent pauvre numériquement, en proportion des fonds.

L’irruption du document numérique a introduit de nouveaux usages, une nouvelle conception de la place de supports différents, voire de la notion de collection. Un public sensibilisé et plus large s’intéresse petit à petit au multimédia qui intervient comme outil de recherche de la connaissance à travers le catalogue. Parallèlement, on assiste au retour en force du patrimoine, dont la mise en valeur par le multimédia (par exemple, à Valenciennes), permet la diffusion à un large public.

L’Inathèque

Par la loi du 20 juin 1992, l’Institut national de l’audiovisuel (ina) a été chargé de la gestion et de la communication du dépôt légal de la radio-télévision. Francis Denel, de l’Inathèque, un des trois grands départements de l’ina 7, présentait les démarches et outils de recherche dans les sources de la radio et de la télévision. L’Inathèque, qui n’est pas une bibliothèque, répond plutôt à une logique d’archives, plus globales, plus systématiques.

Vidéoscribe est un outil de consultation des documents vidéo de télévision sur la slav (station de lecture audiovisuelle). Les images peuvent être capturées et stockées, copiées et collées dans un traitement de textes. Illustration fut faite par Patrick Charaudeau, du Centre d’analyse du discours de l’université de Paris XIII, qui présenta une analyse de la couverture médiatique du conflit en ex-Yougoslavie, un travail quasi exhaustif fait pour la première fois.

Ce colloque aura richement exploré les multiples tentatives d’encyclopédisme au fil des siècles. Il aura également montré comment images et sons, formes de savoirs différentes du livre et dont la valeur patrimoniale n’a été reconnue que récemment, se sont intégrés à la diffusion des connaissances.

  1. (retour)↑  A la fin du xixe siècle, un des bibliothécaires de la Société, James Jackson, suscite l’envoi de portraits, de photographies d’explorations, de missions géographiques ou archéologiques, de paysages, de grands travaux (canal de Suez ou de Panama), de phénomènes naturels tels les éruptions volcaniques ou les tremblements de terre...
  2. (retour)↑  Parmi les nombreux rushes, on trouve la Victoire du 11 novembre 1918, les anniversaires de l’Armistice, les conférences liées à la paix (Locarno, La Haye), le congrès de Tours en 1920 – les opérateurs d’Albert Kahn seront les seuls présents à ce moment-là –, ou encore l’arrivée de Mustapha Kemal au pouvoir en Turquie.
  3. (retour)↑  Voir l’article de Gérald Grunberg et Yann Ygouf, « L’offre audiovisuelle de la Bibliothèque nationale de France », dans ce numéro, p. 8-15.
  4. (retour)↑  Michel Melot soulignera la différence entre inventaire et encyclopédie. Un inventaire n’est pas une encyclopédie, il est le contraire. Énumération, pièce par pièce, au mieux pourvu d’une analyse de chacune d’elles, il se limite à des objets matériels, il précède la recherche. L’encyclopédie, quant à elle, est une synthèse, ses limites sont instables, ouvertes, elle prend en compte tous les types de connaissances, et est l’aboutissement d’un ensemble de recherches.
  5. (retour)↑  Nelly Kuntzmann mentionnait deux « bibliothèques de vues » : la revue Après l’école – qui diffusait des textes de conférences accompagnés de « vues pelliculaires » pour projections lumineuses – et les vues sur verre du Service des projections lumineuses du Musée pédagogique. Ce service prêtait gratuitement des positifs sur verre, dont l’ensemble représentait une véritable encyclopédie audiovisuelle, circulant en franchise postale.
  6. (retour)↑  En 1973, 60 % des usagers ont des lecteurs de disques, dont 8 % une chaîne hi-fi. En 1988, 56 % sont équipés en chaînes hi-fi, 31 % ont des baladeurs, 25 % des magnétoscopes.
  7. (retour)↑  L’Inathèque de France s’installera dans les locaux de la bnf à la mi-1998 (environ 65 postes).