Le commerce de la librairie en France au XIXe siècle
Jean-Dominique Mellot
Le colloque international sur le commerce de la librairie en France au XIXe siècle (1789-1914), préparé et animé par Jean-Yves Mollier à l’université de Versailles-Saint-Quentin du 27 au 30 novembre 1996, était particulièrement attendu des spécialistes d’histoire du livre, experts du xixe siècle ou non, tout comme le colloque Libraires et négoce en Europe (v. 1510-v. 1830) 1, tenu à Lyon-Villeurbanne en octobre 1993, avait pu l’être pour l’Ancien Régime.
Dans un cas comme dans l’autre en effet, travaux et recherches ont déjà commencé à s’accumuler sur la librairie et ses pratiques, levant un début de voile sur une matière riche et multiforme, sans que, pour autant, l’heure des grandes synthèses ait encore sonné. Il n’y a pas si longtemps après tout que les historiens du livre de l’Ancien Régime se sont avisés de l’enjeu d’une Gallia libraria jusque-là éclipsée par l’importance accordée, à tort ou à raison, aux fastes plus officiels et plus tangibles de la Gallia typographica. Mutatis mutandis, le colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines venait donc à point nommé satisfaire, pour le xixe siècle, une curiosité analogue. Quelle place, quels effectifs, quel statut sont dévolus au libraire, à ce médiateur légué par l’Ancien Régime au siècle de la révolution industrielle ?
À l’âge de la spécialisation, de l’autonomisation de la profession d’éditeur, de la concentration des moyens de production, du capitalisme d’édition, de la concurrence affirmée du périodique, des débuts de la grande distribution et de la « guerre des prix », comment se définit et évolue la profession ?
Un pivot culturel local
Après avoir revendiqué au siècle des Lumières son émancipation vis-à-vis du contingentement et du corset centraliste au nom des lois du marché, cette profession n’est-elle pas tentée, au siècle suivant, de se protéger des nouvelles concurrences en faisant valoir son rôle inestimable de pivot culturel local qui doit la placer au-dessus de ces mêmes lois... et poser du même coup la première pierre d’une « exception culturelle » chère à nos contemporains ? Ces questions, directement ou implicitement soulevées, ont balisé et conduit un débat particulièrement nourri, qui a tenu en haleine profanes et spécialistes pendant trois jours et demi au long de quelque quarante-trois communications.
La première journée, consacrée à la géographie de la librairie française au XIXe siècle, a permis de poser le décor, tout en présentant l’état des nombreuses recherches locales et régionales, récentes ou en cours 2. Or, non seulement ces communications à caractère monographique, fort intéressantes dans leur diversité, n’ont pas convergé en une sorte de typologie commune de la librairie, mais, bien au contraire, elles ont sainement contribué à ébranler nos maigres certitudes.
Malgré la législation du brevet qui encadre la profession de 1810-1811 à 1870, malgré la domination de plus en plus écrasante et toujours aussi mal perçue de l’édition parisienne 3, malgré l’accroissement global du nombre de points de vente du livre, nul nivellement, nul alignement ne sont observables. Implantation, origines, type de développement, modes de fonctionnement, activités annexes, publics : d’un lieu à l’autre, tout semble différer. Si bien que la définition même du libraire, en dépit du regard administratif réducteur dont le chercheur est le plus constamment tributaire du fait de ses sources, apparaît singulièrement brouillée. Et l’enjeu de cette question de définition s’est trouvé encore accru par le contraste marqué entre les deux études de cas qui ont clos la première journée.
À l’extraordinaire densification des points de vente de l’imprimé dans un département comme l’Eure-et-Loir à la fin du XIXe siècle (enquête de Frédéric Barbier), l’Eure voisine (enquête de Gilles Ragache) oppose en effet un réseau commercial apparemment très distendu, que la proximité d’un centre aussi actif que Rouen et le passage de libraires ambulants héritiers des « forains » normands du XVIIIe siècle concourent encore à appauvrir. Pour reprendre les conclusions de Frédéric Barbier, s’il y a alors des « marchands de livres partout » (en Eure-et-Loir comme dans l’Eure), les « vrais libraires sont en fait l’exception ». Et il semble bien que le processus d’acculturation passe finalement assez peu par eux. Mais cette situation n’est-elle pas déjà celle du XVIIIe siècle et d’une grande partie de l’Ancien Régime... pour ne pas parler de l’époque contemporaine ?
Des libraires conservateurs
Face aux mutations du siècle, l’un des rares points communs relevés semble en fait résider dans le conservatisme des libraires. Hantés par le précédent, souvent désastreux pour leur profession, de la déstabilisation révolutionnaire (cas de Lyon, souligné à juste titre par Dominique Varry, mais aussi de Bordeaux 4 présenté par Françoise Taliano-Des Garets), les libraires français sont – sauf contre-exemple (cas de la Drôme présenté par Mariangela Roselli) – le plus souvent hostiles à l’idée d’une suppression du régime du brevet et d’une liberté de la presse.
Pour parer aux concurrences jugées déloyales, l’attachement à une forme de corporatisme garanti par l’État et capable de préserver un réseau national équilibré reste particulièrement fort. Et la frilosité prévaut vis-à-vis des nouvelles tendances commerciales qui secouent le monde de l’imprimé : vente au rabais (Wallace Kirsop), concentration, enjeu de la vente des journaux, emprise publicitaire, compétition autour des marchés scolaires, débuts de l’office (Henri Desmars), disparition progressive du troc, et surtout liberté des prix et son cortège de concurrences impitoyables (ainsi les « surremises » négociées par les grands magasins parisiens de la Belle Époque et évoquées par Élisabeth Parinet), qui vont focaliser la lutte des libraires jusqu’en 1914 (obtention du respect du prix de vente) et accélérer leur regroupement en chambres syndicales (Maurice Malingue).
À l’épreuve de ces transformations et crises successives, la librairie a démontré ses capacités de résistance. Elle a survécu jusqu’à nous, là où d’autres métiers de médiation culturelle ont sombré (songeons aux disquaires), en concentrant notamment sa vigilance sur la question, devenue plus que jamais cruciale depuis la liberté de la presse, du prix du livre. Mais n’est-ce pas aussi « au prix » d’un déclassement social et économique, se demande Frédérique Leblanc ?
L’invention de marchés
Pour s’adapter, un maître mot traverse le siècle : la spécialisation, l’« invention de marchés » selon la formule de Roger Chartier en conclusion. Chacun a ici sa recette, l’important est de trouver le créneau ad hoc, au besoin à la faveur d’études de marché avant la lettre. Ainsi Arthème Fayard, évoqué par Sylvie Grandjean, compte sur la publicité et sur ses réseaux de colporteurs et de correspondants pour l’écoulement de ses titres populaires. Même « ciblage », remarque Jean-Yves Mollier, d’un public de masse pour les auteurs, éditeurs et « camelots » de cette « librairie du trottoir » qui s’arrache sur les boulevards et fait ses choux gras de la série de crises et de scandales qui fragilisent les jeunes institutions de la IIIe République.
C’est aussi la demande institutionnelle qui appelle la massification éditoriale. Ainsi Jean Hébrard explique-t-il que le système de l’« enseignement simultané » que Guizot entend généraliser sous la monarchie de Juillet dans le réseau scolaire, aux dépens du principe d’Ancien Régime « un enfant / un livre », induit une uniformisation du contenu des cartables et une élévation sensible des tirages scolaires.
Les nouvelles exigences du ministère de l’Instruction publique, relayées par les collectivités, alimentent au cours du XIXe siècle (bien avant mais aussi au-delà des lois Ferry) la croissance continue du marché du livre scolaire et font surgir une librairie spécifique dite « classique » où, malgré une âpre concurrence, les professionnels locaux trouvent à prospérer : l’exemple du Nord fut présenté par Philippe Marchand.
Dans un secteur plus modeste mais non négligeable la « librairie d’éducation », incluant la littérature pour la jeunesse, que présenta Michel Manson, les réussites commerciales obéissent là encore à une même logique de découpage (de la production, du public, des zones d’influence). Logique qui peut faire la part belle au modèle d’intégration imprimerie-librairie (et édition) issu de l’Ancien Régime (cas de Mégard à Rouen), car une stratégie de spécialisation intégrale présente encore bien des risques, en province comme à Paris.
L’espace international
Miser sur la spécialisation, c’est néanmoins aller pour ainsi dire « dans le sens de l’histoire ».
Les communications de la troisième journée, relatives à la librairie dans l’espace international, tendent à l’établir – avec le cas de la filière hispanique, où l’influence française reste longtemps dominante (Jean-François Botrel), avec celui de la « contrefaçon belge » 5, spécialisée à sa manière dans les meilleures ventes (Jacques Hellemans), mais aussi avec la fameuse et programmatique « Librairie internationale catholique » implantée par le belge Henri Casterman en plein cœur du périmètre sulpicien au milieu du XIXe siècle. Serge Bouffange montre que cette extension parisienne permettra à Casterman de devenir le premier éditeur belge en nombre de titres et d’envisager à partir de là une diversification. Au Québec également, la librairie est affaire de spécialisation. C’est d’abord une librairie d’importation (à 95 %) qui se développe et draine des clientèles sûres et exigeantes comme le clergé. Elle permet certes de remarquables percées sociales, ainsi celle de Raymond Fabre et d’Octave Crémazie, mais à condition de disposer au départ de capitaux importants. Car il faut beaucoup de liquidités pour faire des affaires avec l’Europe, comme l’énoncèrent successivement Maurice Lemire, Jacques Michon et Josée Vincent.
Précisément, les exportations de livres français, étudiées de façon économétrique par Jacques Marseille et Olivier Godechot à partir des séries du Tableau général du commerce, obligent à retrouver, par-delà une « librairie » cantonnée à sa nouvelle acception restrictive, la conception extensive du « commerce de la librairie » qui était celle de l’Ancien Régime. En ce sens, le diagnostic est plutôt celui d’une conformité à la conjoncture du siècle : la tendance longue est à une croissance lente qui s’accélère dans les années centrales du xixe siècle et se poursuivra, faiblement puis fortement, dans les années 1870-1890, pour ne marquer le pas qu’avec la Belle Époque.
Mais le « temps des éditeurs » et du grand commerce du livre n’est plus désormais celui des libraires tenant boutique. Si l’activité économique liée au livre connaît une progression indéniable en cette période, sur le front des exportations comme sur celui du marché scolaire notamment, cette évolution semble laisser sur place le monde de la petite librairie ou en tout cas lui profiter fort peu.
Qu’est-ce q’un libraire ?
D’où la lancinante question de la définition, de la délimitation (judicieusement relancée par Henri Desmars lors des conclusions), qui resurgit par un autre biais dans les dernières communications de ce colloque. Ainsi Émile Zola, que son expérience cumulée de commis chez Hachette, d’auteur à succès, de représentant des lettres françaises, puis de président de la Société des gens de lettres aurait pu prédisposer à peindre, avec la « transparence » qu’on lui connaît, les différentes facettes de l’univers de la librairie et de l’édition, ne crée-t-il que deux personnages, sur les quelque 3 000 de son œuvre romanesque, appartenant à ce milieu (dans La Conquête de Plassans et dans Vérité).
Encore les confine-t-il dans le modèle volontairement ambigu de la « librairie-bazar » de province, souligne Alain Pagès. Comme si, chez ce réaliste soucieux de représentativité, la réalité du commerce du livre se réduisait à cette pratique boutiquière indistincte, où aboutit en fin de chaîne le livre désacralisé et désamorcé, ravalé au rang d’objet ordinaire de consommation, et où le libraire devient, suivant la formule de Pérez Galdos citée par Jean-François Botrel, cet « homme-tronc derrière un tiroir-caisse ». En réaction à cette massification, à cette corruption qui dévaluent le livre et en gomment les prestiges, se dessine d’ailleurs au xixe siècle un courant radical et « bibliomaniaque » qu’ont exploré notamment Charles Nodier et Gustave Flaubert, rappelle Éliana Raytcheva. Le dévoiement d’une pratique bibliophilique en pathologie du livre unique tend alors à recréer, à travers une sensualité et un goût du secret exacerbés, voire au prix du crime (cf. Club Dumas d’Arturo Pérez Reverte), ce lien de possession exclusif qui fait échapper l’objet et son possesseur à la banalisation du marché.
Quelle place pour la librairie ?
Entre l’indifférent intermédiaire commercial et le complice d’un fétichisme de l’unicum, entre la triviale profusion du produit et la rareté intime de l’exemplaire, entre « grand public » et initiés, quel rôle pour le libraire, quelle place pour la librairie ?
Dès le XIXe siècle ces questions existentielles se trouvent posées avec acuité dans la réalité comme dans l’imaginaire. La structure même de la librairie serait-elle condamnée, voire déjà dépassée ? Est-elle le fameux « maillon faible » de la chaîne de l’économie du livre et, comme telle, vouée à disparaître à plus ou moins brève échéance ?
L’expérience contemporaine soumise au regard des sociologues livre ici d’intéressantes leçons (Chantal Horellou-Lafarge) ; car si la question du prix du livre, vitale pour la profession, peut être considérée comme réglée en France depuis la loi Lang de 1981, le « taux de mortalité » des librairies n’en reste pas moins très élevé et leur espérance de vie fort médiocre. Le livre jouit certes d’importantes clientèles captives, clairement et durablement identifiées, mais la librairie ne réussit pas nécessairement à les fidéliser à son bénéfice.
Comme si ce livre, que l’on dit menacé, apparaissait plutôt victime de son succès : sa massification, engagée au XIXe siècle, a attiré des modes de distribution généraliste (aujourd’hui hypermarchés, grandes surfaces à vocation culturelle, vente par correspondance, etc.), qui imposent de nouvelles lois. Moins le livre est cher à produire, plus il y a inflation de titres, plus il faut de place (de « linéaire ») ou de moyens pour les présenter et espérer les vendre. Cette évolution joue à terme en défaveur de la librairie traditionnelle, qui, en quinze ans, a déjà perdu 20 % de la diffusion du livre, en dépit de la loi Lang.
Pour autant – tous les sondages d’opinion (et combien d’écrivains !) s’y accordent –, le libraire demeure un personnage irremplaçable du paysage socioculturel. Même si son activité peut ne pas apparaître suffisamment rentable, compte tenu des produits et des distributeurs concurrents dont il a pris la mesure – ce colloque le confirme – dès le XIXe siècle et qui semblent justifier dans le temps long l’« exception » de sa protection par l’encadrement des prix.
Au-delà du mirage culturel et de l’imaginaire littéraire (dont Henri Desmars rappelle en conclusion qu’ils ne contribuent pas peu à encombrer la profession), il est tentant de pronostiquer au terme de ces débats que le libraire a encore de beaux jours devant lui. Notre époque, en suscitant au livre la concurrence de nouveaux supports, en faisant reculer son caractère familier tout en étendant sa « surface universitaire », restitue pour ainsi dire au libraire ses missions les plus « nobles », celles d’introduire à la culture et au plaisir livresques, de guide face à l’empilement des titres, de prestataire de services personnalisés (encore sous-développés), de catalyseur indispensable entre une production quantifiée et une appropriation qualifiée. Toutes missions que le lecteur-consommateur trouvera aussi difficilement remplies dans l’anonyme abondance des grandes surfaces ou des catalogues de vente par correspondance et dans la partialité fondamentale de la publicité, que dans la confidentialité des écrins bibliomaniaques.
À l’image de ce qu’il fut au XIXe siècle, le libraire a donc toutes chances de rester l’âme du « commerce de la librairie » sans prétendre, loin de là, en détenir l’exclusivité.