La conversion rétrospective des fonds anciens

l'exemple des bibliothèques américaines

Isabelle Kratz

Cet article présente le projet de conversion rétrospective des fonds anciens de bibliothèques publiques et privées aux États-Unis. Le estc (Eighteenth Century Short Title Catalogue) recense tous les livres imprimés depuis les origines jusqu'à 1800, dans les îles Britanniques, les colonies américaines, les États-Unis, le Canada ou tout territoire gouverné par les Anglais pendant cette période, ainsi que tous les ouvrages publiés en langue anglaise dans le monde. L'ensemble est structuré sous la forme d'un catalogue collectif géré par deux centres de catalogage et de contrôle (la British Library et la bibliothèque universitaire de Riverside, Californie). L'auteur en souligne l'indéniable intérêt scientifique, mais aussi les limites négatives.

This article examines the project of retrospective conversion of old collections in public and private libraries in the United States. The Eighteenth Century Short Title Catalogue lists all the books printed in the British Isles, the American colonies, the United States, Canada or the territory governed by the English, from its origins to 1800, as well as all works published in English worldwide. This group is organized in the form of a collective catalogue managed by two centres of cataloguing and monitoring (the British Library and the university library at Riverside, California). The author emphasizes the undeniable scientific interest of this project, but also underlines its limitations.

Dieser Aufsatz stellt das Konversionsprojekt alter Bestände in öffentlichen und privaten Bibliotheken in den Vereinigten Staaten vor. Der estc (Eighteenth Century Short Title Catalogue) erfaßt alle Bücher, die von den Anfängen bis zum Jahr 1800 auf den britischen Inseln, in den amerikanischen Kolonien, den Vereinigten Staaten, Kanada oder allen Territorien, die während dieser Zeit unter englischer Regierung standen, gedruckt worden sind, sowie alle Werke, die in englischer Sprache in der Welt veröffentlicht wurden. Das Ganze ist in Form eines Gesamtkatakogs aufgebaut, der von zwei Katalog- und Kontrollzentren verwaltet wird (der British Library und der Universitätsbibliothek in Riverside/Kalifornien). Die Autorin unterstreicht den unbestreitbaren wissenschaftlichen Wert aber auch die negativen Grenzen.

La mise en place de l’outil informatique dans les bibliothèques continue à se faire de manière progressive. Ainsi, au niveau du traitement des collections, les acquisitions courantes ont-elles été les premières à faire l’objet d’une informatisation. Ensuite un grand nombre de bibliothèques publiques françaises ont entrepris la conversion rétrospective de leurs fonds les plus modernes, généralement les plus consultés. Désormais, il s’agit de traiter les collections restantes…

Dans le cadre de notre étude, c’est le cas de la bibliothèque interuniversitaire de Sainte-Geneviève qui nous a amenée à nous pencher plus en détail sur ce dossier particulier de la conversion rétrospective 1. Entamée en 1991, l’opération qui consistait à charger sur informatique tous les ouvrages entrés à la bibliothèque depuis 1970 est actuellement sur le point de se terminer. Nous avons travaillé en étroite collaboration avec la Bibliothèque nationale, en ajoutant dans BN-Opale la localisation de nos exemplaires sur les notices correspondantes et en versant, pour les ouvrages non recensés à la Bibliothèque nationale, les fiches recataloguées (par une société de service) dans cette même base.

Or, si cette tranche chronologique (1970-1989, date de l’informatisation des acquisitions courantes) recoupait majoritairement les demandes des lecteurs, il ne pouvait être question de laisser le reste des notices dormir dans leurs fichiers, avec tous les problèmes de service public et de recherche que cette situation posait aux lecteurs et au personnel : il fallait sans cesse expliquer que le catalogue informatisé et le catalogue papier étaient complémentaires et que, selon la date d’édition (et encore ce critère d’orientation n’était-il pas unique), il était nécessaire de recourir à l’un ou/et à l’autre.

Le livre ancien : un problème spécifique

L’étape suivante était donc d’effectuer le passage sur support informatique des fichiers restants. Se posa alors le problème spécifique du livre ancien. En effet, si les livres produits par les techniques industrielles, imprimés en grand nombre, peuvent faire l’objet d’une conversion facilitée par le recours à des réservoirs de notices plus ou moins standardisées, il ne peut en être de même pour les ouvrages anciens.

En effet, jusqu’en 1830 (date correspondant à un accord tacite des historiens du livre), un même texte pouvait faire l’objet d’un grand nombre d’éditions différentes (avec des variantes de textes, de mise en pages) et parallèles (éditeurs multiples, villes d’impression différentes, contrefaçons, etc.). Parfois, seul un détail minime distingue deux éditions pourtant bibliographiquement bien distinctes. La description des ouvrages imprimés avant 1830 impose par conséquent une rigueur accrue et un contrôle renforcé d’identification de l’exemplaire catalogué.

La bibliothèque Sainte-Geneviève a donc commencé à étudier la question de l’organisation de la conversion rétrospective de ses fonds anciens, dont l’importance quantitative est loin d’être négligeable : on estime à environ 120 000 le nombre des ouvrages imprimés avant 1830 présents dans la bibliothèque. Allait-on procéder de la même manière que pour les ouvrages postérieurs à 1969, c’est-à-dire en recourant, dans une première étape, aux réservoirs bibliographiques existants pour ne recataloguer que les volumes ne figurant pas parmi les richesses d’autres établissements ? Nous pensions notamment au Catalogue général des imprimés de la Bibliothèque nationale, qui était alors sur le point de paraître sous forme de CD-Rom. Ou déciderait-on de travailler uniquement avec une société de service qui saisirait les fiches existantes, sténographiées ou manuscrites, avec les difficultés de déchiffrage que cela pourrait poser ? Ou encore était-il rationnel d’envisager de faire le travail sur place pour avoir la possibilité de consulter l’ouvrage ? De quelle manière cette opération pouvait-elle s’inscrire dans le cadre général des catalogues collectifs ? Quels étaient les investissements en argent et en personnel à prévoir pour une telle opération ?

L’envergure de la conversion rétrospective à organiser était donc telle qu’il a semblé judicieux de s’informer sur ce qui se faisait ou s’était déjà fait ailleurs. C’est ainsi que nous avons demandé un stage de deux mois aux États-Unis, où la conversion rétrospective des fonds anciens de bibliothèques publiques et privées avait fait l’objet d’un projet centralisé. Après approbation de mon projet par la Commission franco-américaine, je partis travailler durant deux mois avec l’équipe du English Short Title Catalogue, logée à la bibliothèque universitaire de Riverside (Californie).

Le Eighteenth Century Short Title Catalogue

Le ESTC (Eighteenth Century Short Title Catalogue), commencé dans les années 1981-1982, est à l’origine un projet anglo-américain, dont l’idée de départ était de reprendre certains des catalogues de la British Library concernant les imprimés du XVIIIe siècle et de les compléter tout en les faisant passer sur support informatique. Mais, très vite, l’opération a pris une tout autre envergure.

De fait, le ESTC a désormais pour objectif de recenser aussi largement que possible les ouvrages suivants : livres imprimés depuis les origines (environ 1473) jusqu’en 1800, dans les îles Britanniques, dans les colonies américaines, les États-Unis (1776-1800), le Canada ou dans tout territoire gouverné par les Anglais pendant cette période (quelle que soit la langue d’impression), ainsi que tous les ouvrages publiés en langue anglaise (entièrement ou partiellement) à travers le monde. Seuls les documents que l’on pourrait qualifier d’éphémères (cartes de visite, invitations, prospectus…) ne font pas partie de ce recensement.

Plus de 1 500 bibliothèques britanniques, irlandaises, canadiennes, américaines, australiennes et néo-zélandaises ont adhéré au projet et y apportent régulièrement leur contribution. Les financements proviennent d’origines variées, publique (subventions notamment du « Department of Higher Education » américain) et privée (dons de fondations et d’associations de bibliophiles).

Un catalogue collectif centralisé

L’ensemble est structuré sous la forme d’un catalogue collectif géré de manière centralisée par deux centres de catalogage et de contrôle.

Ainsi, deux équipes, l’une à la British Library, l’autre à la bibliothèque universitaire de Riverside (Californie) s’occupent du travail de catalogage original, et recueillent les demandes de localisation qui leur sont envoyées par les autres bibliothèques participantes : cette centralisation du travail permet de contrôler la pertinence des demandes.

En effet, les bibliothèques envoient systématiquement, pour tout ouvrage à traiter (localisation ou catalogage complet), une photocopie de la page de titre et une description bibliographique extrêmement détaillée, accompagnée de la cote normalisée (sigle de la bibliothèque et cote). Les catalogueurs travaillant en Grande-Bretagne et aux États-Unis peuvent donc, à l’aide de ces renseignements, décider si l’exemplaire conservé par la bibliothèque demandeuse correspond à la notice déjà cataloguée dans la base collective, ou s’il est nécessaire de créer une nouvelle notice correspondant à une édition différente. Les vérifications sont faites de façon extrêmement minutieuse. Au moindre doute, les équipes de Londres et de Riverside demandent un complément d’informations, et mettent la notice en attente.

La norme de catalogage utilisée est le Descriptive Cataloging of Rare Books de la Bibliothèque du Congrès 2, et non l’ISBDA (Antiquarian). Les ouvrages imprimés avant 1701 font l’objet d’une description particulièrement détaillée avec une indexation matières recourant à la liste de la Bibliothèque du Congrès. Certes, ce système d’indexation, conçu pour des publications contemporaines, présente parfois des lacunes pour le traitement des ouvrages anciens, mais les équipes de Londres et de Riverside s’efforcent, par des propositions soumises à contrôle, d’enrichir la liste d’indexation. Les autorités-auteurs quant à elles sont gérées par la British Library. L’utilisation systématique des messageries électroniques (pour transmettre les demandes à la British Library et à la Bibliothèque du Congrès permet d’accélérer les procédures de création (autorités-matières et autorités-auteurs) généralement très lourdes.

Accès en ligne ou sur CD-Rom

Outre leurs localisations, les bibliothèques peuvent demander que figurent des particularités d’exemplaires : reliure signée, ex-libris remarquable, lacunes du texte, etc. Cette caractéristique du format de saisie résout un des grands problèmes que risquent de poser un catalogue collectif ou une récupération de notices à partir de réservoirs bibliographiques : une base de données commune laisse souvent peu de marge pour les spécificités des diverses parties, et la récupération ne peut, elle aussi, que se restreindre aux informations supposées communes à tous les exemplaires d’une même édition. Il est donc appréciable que chaque établissement puisse, à partir de son propre exemplaire, compléter la notice bibliographique de base.

Le catalogue est accessible soit sous forme de CD-Rom, soit en ligne : ainsi, en Australie et en Grande-Bretagne, l’accès se fait par l’intermédiaire de Blaise-Line, le réseau d’information de la British Library. Aux États-Unis et dans la plupart des autres pays, le chercheur doit passer par le serveur du RLG (Research Library Group). Deux possibilités s’offrent alors à l’utilisateur : les professionnels et chercheurs confirmés utiliseront directement RLIN (Research Libraries Information Network), qui offre des notices en format Marc et des grilles d’aide pour le catalogage (code d’accès obligatoire) ; on préférera en revanche recourir à Eureka 3, bien plus convivial, pour une recherche lambda. Le travail des équipes concernées, mis à jour quotidiennement, est diffusé ainsi auprès du grand public grâce à Internet.

La recherche peut se faire selon de multiples critères : auteur, titre, début du titre, mots du titre, date d’édition, lieu d’édition, nom de l’imprimeur, numéro de notice, etc., avec évidemment la possibilité de croiser les critères. Ainsi on peut aisément dresser une bibliographie de toutes les éditions imprimées par un imprimeur en telle année ou de toutes les impressions parues à un endroit pendant telle décennie.

Un intérêt scientifique indéniable

Le ESTC, riche désormais de plus de 400 000 notices bibliographiques et de 2 millions de localisations à travers le monde, dans plus de 1 500 bibliothèques, représente un instrument de travail inappréciable pour les historiens du livre, et, de manière plus générale, pour les chercheurs.

Outre le respect que peut inspirer une opération qui dépasse largement les frontières d’un seul pays, c’est l’aspect scientifique du projet qui se doit d’être souligné. Pratiquement toute l’histoire de l’édition anglaise, au sens large, se trouve retracée à travers les références bibliographiques de la base et l’histoire d’un texte peut être reconstituée à partir de ses différentes éditions. Les localisations permettent à tout un chacun de prendre contact avec la bibliothèque indiquée pour avoir des détails sur l’exemplaire. Les bibliothèques participantes peuvent de leur côté demander une extraction de la base collective pour disposer uniquement des notices pourvues de leur propre localisation.

L’intérêt scientifique de l’opération nous semble donc indéniable et il paraîtrait souhaitable de disposer d’un instrument semblable au niveau français, et plus largement, au niveau européen. En effet, si la Bibliothèque nationale conserve des collections d’une richesse inappréciable, certaines éditions d’un texte sont conservées par des bibliothèques municipales enrichies par les saisies révolutionnaires, ou par des bibliothèques étrangères, issues de collections privées d’Ancien Régime. Il est donc évident que seul un catalogue collectif permettra un recensement large de la production bibliographique de l’Ancien Régime.

Un exemple à adapter

Cependant, il nous semble difficile de passer sous silence le problème réel lié aux méthodes de travail. Au sein de l’équipe du ESTC à Riverside, les professionnels des bibliothèques étaient représentés de façon minoritaire : deux conservateurs pour une dizaine de vacataires. Ceux-ci avaient été généralement recrutés parmi les étudiants de l’université de Riverside, après entretiens poussés, étudiants ensuite très sérieusement formés. D’ailleurs, aucune réelle hiérarchie professionnelle ne peut être perçue, puisque le catalogage et les relectures de notices sont assurés aussi bien par les conservateurs que par les vacataires.

Ces derniers, qui par ailleurs effectuent un travail tout à fait remarquable et sérieux, n’ont donc pas en soi une formation en bibliothéconomie ; or, leur tâche, certes plus ou moins spécialisée en fonction de leur ancienneté dans l’équipe et de leurs compétences personnelles, consiste à traiter des ouvrages anciens, qui demandent souvent des connaissances plus approfondies que les ouvrages modernes. Pour bien savoir décrire et identifier un livre ancien, il est préférable de savoir comment il a été fabriqué : or, si toute nouvelle recrue de l’ESTC reçoit une formation rudimentaire en histoire du livre, il est clair que ses connaissances, bien qu’ensuite approfondies par la pratique, ne peuvent égaler celles d’un bibliothécaire ou d’un conservateur spécialisé en livre ancien. Une telle répartition du travail est-elle acceptable et conforme à nos habitudes nationales ?

D’autre part, ma propre expérience au sein de l’équipe du ESTC – qui m’a conduite à cataloguer un certain nombre d’ouvrages imprimés en France (en langue anglaise) ou au Royaume-Uni (en français) – m’a permis de bien distinguer les limites de ce projet par ailleurs exemplaire. La photocopie de la page de titre, même accompagnée de la notice de catalogage extraite du fichier de la bibliothèque concernée, peut ne pas fournir toutes les informations nécessaires à l’identification formelle et à la description fiable de l’exemplaire. Des lacunes dans le texte, des illustrations supplémentaires ou légèrement différentes, la présence de cartons…, autant d’éléments qui peuvent être passés inaperçus quand le catalogueur ne peut recourir au livre lui-même. La méthode de travail implique de plus pour l’équipe de Riverside une activité quasi permanente sur écran, sans même la compensation d’avoir accès direct au livre ancien.

Nous terminerons donc en insistant sur la nécessité, pour les bibliothèques européennes, d’emboîter le pas au groupe des établissements participant au ESTC, sans pour autant occulter certains aspects négatifs du projet.

Janvier 1997

  1. (retour)↑  Sur la conversion rétrospective, nous renvoyons aux articles suivants : Geneviève Boisard, « Le catalogage rétrospectif en Europe : documents imprimés XVe-XIXe siècles », Bulletin des bibliothèques de France, t. 37, n° 3, 1992, p. 85-87 ; Marcelle Beaudiquez, « La Bibliothèque nationale de France et ses partenaires », Bulletin d’informations de l’Association des bibliothécaires français, n° 168, 3e trimestre, 1995, p. 44-46 ; erlc (Liber Quarterly), vol. 1, 1991, 1, entièrement consacré au sujet.
  2. (retour)↑  Pour plus de détails sur le format de catalogage dans le cadre du estc, voir : J.C. Zeeman, The Eighteenth Century Short Title Catalogue : the Cataloguing Rules, 1991 edition (London : The British Library, 1991), et Descriptive Cataloging of Rare Books, Second edition (Washington dc : Cataloging Distribution Service, Library of Congress, 1991).
  3. (retour)↑  Pour se familiariser avec la consultation du ESTC par Eureka, se reporter aux publications du RLG « Eureka ! for ESTC Searching » et « Eureka ! Searching Tips for ESTC ». La page d’accueil du ESTC sur le World Wide Web est : http://lib-www.ucr.edu/cbs/estcsrch.html