Les autoroutes de l'information

par Yves Desrichard
Réseaux. Juillet-août 1996, n° 78. Issy-les-Moulineaux : CNET, 1996. 184 p. ; 27 cm. issn 0751-7971. 70 F

Face à l'accablement croissant que génère la multiplication de pratiques normatives de plus en plus techniques dans le domaine des sciences de l'information, les quatre contributions, regroupées dans ce numéro de l'excellente revue Réseaux consacré aux « autoroutes de l'information » proposent un éclairage sociologique et politique fort instructif. Ces articles nous changent avec bonheur, une fois passé le premier mouvement de méfiance, de contributions technologiques parfois hasardeuses, fondées sur des chiffres et des statistiques souvent approximatifs, et où la part de réflexion est sans conteste moindre que la part de démonstration.

Il n'est par ailleurs pas indifférent d'indiquer que Réseaux est la revue de recherche du Centre national d'études des télécommunications, l'un des services de l'opérateur public français en matière de télécommunications, France Telecom, bientôt confronté à la déréglementation du marché français, et auquel s'impose un regard spécifique sur les évolutions en cours, et la part que peut y prendre l'initiative publique.

Un avènement programmé

Dans une présentation détaillée, Bernard Miège souligne les enjeux de cette réflexion, explicitement située dans le domaine des sciences humaines et sociales, sur « les nouvelles infrastructures de la communication » : il paraît évident que l'avènement programmé, voire tautologique, des « autoroutes de l'information » est avant tout le témoignage d'une maturation des technologies d'accompagnement (câblage, protocoles de communication, techniques de compression de données...) ; il reste en revanche à prouver que soit les forces du marché, soit des politiques publiques, puissent assurer la diffusion et la pénétration de ces techniques et, surtout, des contenus qu'elles ont charge de véhiculer auprès du public le plus large.

Dans son article consacré aux « politiques des autoroutes de l'information dans les pays industrialisés », Thierry Vedel indique que, selon les pays, la communication sur ce sujet s'est élaborée de manière très différente, la seule perspective vraiment commune semblant être l'extraordinaire écho rencontré dans les médias par cette initiative. A l'origine, on trouvera sans doute le « High-Performance Computing Act » proposé en novembre 1991 par le (alors) sénateur Al Gore, dont le but était de préserver la suprématie américaine dans le domaine des technologies de la communication.

Le truisme voulant que « ce qui est bon pour l'Amérique est bon pour le reste du monde », le Japon, la France, l'Allemagne... ont chacun à son tour mis en place une politique de développement d'infrastructures nationales de communication. Thierry Vedel montre que, derrière l'innovation, chaque gouvernement a profité de l'occasion pour redéfinir une « stratégie de recomposition du champ des télécommunications », avec pour corollaire presque obligé le « passage d'un référentiel de monopole à [un] référentiel de marché ». « Objet flou, sinon objet-valise », les autoroutes de l'information ne seraient que le nouvel habillage de stratégies anciennes, où, entre spécificités nationales et « convergence [technique] imposée de l'extérieur », chacun s'efforce d'accommoder à sa manière les contraintes de la technique.

Interventionnisme et libéralisation

Dans « Les nouveaux marchés de la communication et la réglemen- tation », Robin Mansell approfondit l'une des démarches sociologiquement centrales de la montée en puissance de ces autoroutes : l'équilibre, s'il existe, entre l'interventionnisme de l'État et la compétitivité globale liée à la libéralisation des marchés de fournitures en télécommunications, initiée dans la décennie 80, et qui se poursuit, notamment, pour l'Europe, à partir des initiatives de la Communauté européenne. Comme toujours, la réalité est complexe, et l'auteur spécifie que, si un développement exponentiel des « autoroutes » ne se conçoit pas sans un minimum d'incitation publique, il ne se confortera pas sans l'épanouissement de la concurrence, pour l'instant non avérée, comme peut en témoigner le monopole de British Telecom, ancien opérateur unique, qui perdure sur le marché des télécommunications britanniques, pourtant déréglementé depuis quelques années.

Sur cette même question, Jean-Claude Burgelman, dans « Service universel, service public et souci de diversité », s'interroge une fois de plus sur la notion de service public dans une société d'information, et plus précisément sur le paradoxe que semble constituer « l'audiovisuel public », assumant par là qu'une part non négligeable des autoroutes sera constituée par la diffusion de produits audiovisuels ; définissant au passage les bibliothèques municipales comme les « courtiers en information » publics de l'avenir, perspective a priori peu séduisante, il prend résolument parti pour le maintien d'un audiovisuel public et pour celui de structures de contrôle publiques sur l'initiative privée en la matière, au nom d'une « culture de la diversité » face à la « culture de l'uniformité » mise en place selon lui par les opérateurs du marché.

La Toison d'or

Dans « A la conquête électronique de la Toison d'or », Jean-Paul Lafrance et Pierre Brouillard, avec une franchise toute canadienne et fort roborative, analysent concrètement la mise en place de quatre projets « grandeur nature » de services fondés sur les nouvelles infrastructures de télécommunications. Constatant au passage que la loi du secret est souvent parfaitement respectée dans des projets... de communication mais à valeur stratégique importante, ils montrent que les problèmes de facturation, de rentabilité, de sécurité informatique, de concurrence avec d'autres partenaires sont prégnants et freinent la mise en place de ces « nouveaux » services.

Articulés essentiellement autour de deux grands pôles, les produits audiovisuels d'une part et les téléservices de l'autre, ces projets se trouvent pleinement confrontés à une réalité qui échappe à nombre de gourous visionnaires, dont la légèreté statistique est égratignée au passage. L'analyse a le mérite de montrer qu'il y a place pour des services sinon nouveaux, du moins diffusés de manière nouvelle ; elle indique aussi que la « Toison d'or » est un mythe, que le « passage à l'acte » va se charger de réguler.

La « tendance... à brouiller les pistes, à sublimer les résultats » dénoncée par les auteurs, témoigne bien que, en matière d'« autoroutes de l'information », propagande et désinformation sont de mise, tandis que la mise en perspective de la déferlante médiatique est rarement effective. Ce numéro de Réseaux prouve que, en la matière, et par-delà les diktats scientistes, il y a place pour une réflexion à dimension humaine porteuse de précieux enseignements et apte au raisonnement critique.