Histoire des médias, de Diderot à Internet
Frédéric Barbier
Catherine Bertho Lavenir
Autant l'écrire tout de suite : avec l'Histoire des médias, de Diderot à Internet, Frédéric Barbier et Catherine Bertho Lavenir ont écrit une synthèse exhaustive et maîtrisée, documentée et passionnante, de ces médias dont les auteurs considèrent que, depuis leur naissance, ils sont « au coeur même de la vie sociale », les définissant comme « tout système de communication permettant à une société de remplir tout ou partie des trois fonctions essentielles de la conservation, de la communication à distance des messages et des savoirs, et de la réactualisation des pratiques culturelles et politiques ».
De Diderot à Internet
L'ambiguïté du sous-titre, de Diderot à Internet, ménage une dialectique qui parcourt tout l'ouvrage, et contribue à composer et à ordonner une masse foisonnante et parfois anarchique d'informations, de faits, de réflexions. Il est en effet difficile de considérer Diderot comme un « média ». Mais il est pour autant impossible d'oublier que l'un des initiateurs de L'Encyclopédie fut l'un des premiers « passeurs » de la philosophie des Lumières, indispensables à la compréhension par l'homme, par le citoyen, d'une société - déjà au XVIIIe siècle - d'une complexité incompréhensible dans sa technicité et sa spécialisation.
Aujourd'hui plus encore, « la masse des informations disponibles fait devenir leur utilisation impossible, tandis que la technicité croissante des outils informatiques rend hypothétique la domination autonome du système par l'utilisateur moyen ». Dans cette perspective, l'ouvrage se construit autour d'une démarche diachronique permettant une « réflexion plus scientifique » sur l'avenir de certains médias (et en particulier le livre) et l'avènement supposé du village numérique global.
Le modèle culturel des Lumières
Si l'histoire des médias, comme les auteurs le montrent tout au long des différents chapitres, s'appuie sur celle des techniques et sur celle des évolutions économiques (deux domaines dont l'historicisation est très à la mode), il faut remonter au modèle culturel des Lumières pour en trouver l'origine : c'est à cette charnière, largement située entre 1751 et 1870, qu'ils situent la « seconde révolution du livre », qui fait de celui-ci le premier véritable média.
Ils proposent en premier lieu une description méticuleuse du « modèle français », avec le libraire/éditeur oscillant entre corporatisme et autocensure, octroi de privilèges et souci de « distinction » - premières manifestations de l'opposition entre culture de masse et culture d'élite, « une logique faisant correspondre niveau de culture et position sociale ». Bien évidemment, la philosophie des Lumières et ses aboutissements historiques (1789 pour faire vite) montrent que « la révolution des médias [peut déboucher] sur la révolution du modèle même de la société ».
La Révolution française apportera « une croissance exponentielle et une réorientation radicale », avec tout à la fois une augmentation du public et de la production ; sur la diffusion, l'ouvrage consacre quelques pages savoureuses à ses différentes formes : la librairie traditionnelle, le colportage et les cabinets de lecture, « cette sociabilité du livre et de l'imprimé » qui préfigure le fonctionnement des bibliothèques publiques. La densité intellectuelle inégalée de l'époque est analysée avec finesse et apporte une utile synthèse sur une période de l'histoire du livre par ailleurs abondamment parcourue (cf. les travaux du même Frédéric Barbier et ceux de Robert Darnton en particulier).
Vers la révolution industrielle
Si Napoléon déclare qu'il « ne [souffrira] jamais que les journaux disent ni fassent rien contre [ses] intérêts », la censure qui s'installe à l'égard de l'imprimerie et de la librairie dans les périodes historiques qui suivent témoigne a contrario de l'importance de ces médias pour la vie sociale et politique. Pourtant, la rupture suivante dans l'histoire du livre et de l'imprimé se fera par le biais de la technique. La presse métallique et la mécanisation de la composition, inventions parmi bien d'autres de la révolution industrielle du XIXe siècle, amènent le livre à s'accommoder tant bien que mal de la logique de la production industrielle de masse.
L'apparition de l'éditeur, « entrepreneur capitaliste », les débuts de la médiatisation des auteurs (Chateaubriand), l'avènement de la littérature populaire, à cheval entre l'édition et la presse à gros tirage, témoignent de ce que « le monde de l'imprimé [est désormais inséré] dans le système de la consommation de masse ». Lié à l'emprise du commerce des objets manufacturés et du développement des activités financières, le livre se trouve, à la fin du XIXe siècle, « face à l'éphémère ».
Pour les auteurs, si le livre s'y trouve menacé, le XIXe siècle constitue en revanche « l'âge d'or du journal et du périodique », facilement emblématisé par la personnalité aujourd'hui bien connue d'Émile de Girardin. La presse applique dans sa production et ses contenus des techniques industrielles : les presses rapides pour la technique, le genre du feuilleton et l'évolution des techniques de mise en pages pour les contenus, témoignent d'évolutions importantes, qui l'éloignent du monde du livre, avec lequel elle se trouve de plus en plus en concurrence.
L'industrieuse circulation
C'est aussi à la fin du XIXe siècle que sont inventés des médias qui constituent pour partie des réponses radicalement différentes de l'imprimé au besoin de développement des communications : l'invention du télégraphe (vers 1830), le développement des services postaux, joliment qualifiés « d'industrieuse circulation », et le téléphone, apparu en 1876.
C'est avec la diffusion du téléphone que les auteurs situent « le basculement de l'initiative technologique de la vieille Europe vers les États-Unis » ; encore faut-il rappeler que, dès le XVIIIe siècle, le Nouveau Monde est plus largement alphabétisé que le Vieux Continent, et que la culture du livre s'y répand beaucoup plus rapidement. Par ailleurs, avec le téléphone, se pose de manière cruciale « la question de la gestion collective des moyens de la communication sociale », débat toujours d'actualité.
Le cinéma, né officiellement en 1895, prend sa source, comme le rappellent les auteurs, dans l'activité scientifique, même si c'est par le biais des fictions hollywoodiennes, « qu'il [lui] reviendra vraiment d'industrialiser la production ». Enfin, pour en finir avec cette seconde phase (1870-1950), « la radiodiffusion voit le jour à peu près simultanément en 1921-1922 dans tous les pays industrialisés ».
Plus stimulants que dans leur histoire du cinématographe, les auteurs montrent que « la radio se développe en s'appuyant sur une économie de la publicité qui acquiert sa maturité aux États-Unis », fondée sur « l'utilisation systématique de la mesure d'audience ». Ce contrôle du média et de ses auditeurs amène à considérer que « le traitement de l'information se glisse aussi dans cette temporalité nouvelle » créée par le flot continu de la radiodiffusion. On le devine, la problématique sera la même pour la télévision, dont le « savoir-faire » sera très largement emprunté à la radio.
Critique des médias
Pour conclure ce chapitre, les auteurs proposent d'utiles résumés sur les grands penseurs critiques des médias et de la communication. Montrant que, dès le XIXe siècle, les utopies de la communication se sont proposé de « donner une réponse technique à des questions qui ne le sont pas », ils rappellent que, pratiquement dès leur naissance, les médias ont été « enrôlés » pour servir les idéologies en place : de la Russie à l'URSS, du nazisme à la « novlangue » du 1984 de George Orwell, les médias de masse ont été étroitement liés aux totalitarismes, même s'ils ont pu, ailleurs, aider à la résistance.
Herbert Marcuse, Jürgen Habermas, George Orwell, les penseurs abondent pour noter la contribution des médias à « l'aliénation dans le [conformisme] social », 1984 démont[r]ant par le biais de la fable cette volonté de « dépouiller le langage quotidien des mots qui touchent et dévoilent l'âme », qui caractérise les manipulations de l'opinion publique à l'oeuvre bien avant la guerre de 1914-1918, où elles commenceront à prendre un caractère systématique.
Le flux communicatif
C'est bien évidemment le triomphe de la télévision qui consacre l'avènement de ce « monde en réseau » dans lequel nous vivons. Historiquement, c'est le brevet de Vladimir Zworykin qui, en 1923, signe l'invention de ce média. Pour autant, la télévision naît véritablement (aux États-Unis) des besoins de reconversion des systèmes de transmission hertziens utilisés pendant la guerre.
A cette télévision, les auteurs consacrent d'importants chapitres, montrant qu'elle établit « une relation complexe avec un public qu'il s'agit à la fois de connaître, de séduire, de convaincre, et de suivre ». Pour eux, elle « est à la fois le lieu où se forme l'opinion, et un espace fragile, parce que soumis à des contraintes commerciales qui font qu'elle supporte mal l'absence de consensus ».
Les dérives actuelles liées à ces « contraintes commerciales » leur inspirent quelques développements accablants pour ce média, montrant que « l'ancrage de la télévision dans les pratiques de distraction se confirme », et que « le style de la néo-télévision (pour reprendre l'expression d'Umberto Eco) [est]... organisé... comme un flux communicatif », où plus rien n'a de véritable relief, aboutissant à une « version » illusoire du monde.
Car, de tous temps liée aux médias, la manipulation de la réalité et du public parvient, avec la télévision, à une dimension jamais égalée. Elle montre que « la télévision ne se contente pas de représenter faussement la réalité... elle contribue à la transformer » ; de ce fait, ce qui n'est pas télévisé n'existe pas, et ce qui existe doit se plier aux formes télévisuelles, système qui gangrène largement le fonctionnement démo- cratique et le rôle de l'État, ce dernier s'employant « à produire des événements faciles à communiquer » plutôt qu'à mettre en oeuvre des initiatives de fonds.
Mondialisation et numérisation
Bien sûr, les auteurs accordent à la « mondialisation et [à la] numérisation des réseaux » les derniers chapitres de leur ouvrage. Remarquons cependant qu'ils accordent seulement dix pages à Internet ce qui, au choix, semblera d'une grande pertinence critique ou d'un aveuglement scandaleux. Pour eux, la principale originalité d'Internet tient au fait que ce réseau est né « hors du marché », originalité qu'il faut sans doute tempérer par l'origine militaire du projet, qui rappelle curieusement les premiers balbutiements de la télévision.
Pour autant, Frédéric Barbier et Catherine Bertho Lavenir montrent que, dans le « monde d'"agitation communicationnelle" » dans lequel, selon eux, nous vivons, les préceptes de MacLuhan ont trouvé pleinement à s'épanouir. Plus que jamais, « c'est la technologie qui... véhicule [le message] qui fait sens ».
L'effondrement des grandes idéologies, une nouvelle forme d'esprit scientiste, la perte de repères humains et géographiques et la naissance paradoxale du « monde fini » - dénoncés sous d'autres formes par Paul Virilio - permettent, pour la première fois peut-être de l'histoire humaine, à une idéologie technique de se poser en idéologie tout court : « La cybernétique offre une véritable idéologie de la communication comme système d'organisation globale de la société, capable de remplacer l'humanisme déchu ».
Médias et société
« Que nous ne mourrions pas sans avoir bien mérité du genre humain » : l'adresse des initiateurs de L'Encyclopédie (1751) semble aujourd'hui curieusement déplacée, dans un monde où les crises de sens se multiplient. En rendre responsables les médias semble, pour les auteurs, illusoire : ceux-ci « sont autant le reflet des sociétés dans lesquelles ils naissent que l'agent de leurs transformations. Ils en ont l'infinie complexité ».
Ce « plaidoyer pour la complexité » est au coeur de la réussite de l'ouvrage : rendre compte, sur le terreau d'une érudition sans défauts et d'une analyse attentive qui n'exclut pas l'enthousiasme, d'histoires multiples et entrecroisées, où les interactions techniques, sociales, politiques, économiques, expliquent sans ordonner. Histoire des médias ravira sans doute l'étudiant besogneux, mais intéressera aussi bien « l'honnête homme du XXe siècle » - ou ce qu'il en reste.
PS : Un seul regret, l'absence d'une bibliographie récapitulative.