Migrations de l'écrit

Martine Poulain

« Le patrimoine en mouvement : migration de l’écrit au fil des siècles », était le thème qu’avaient choisi cette année la FFCB, l’ARALD et la bibliothèque municipale de Roanne pour leur désormais traditionnel colloque annuel sur le Patrimoine 1. On le sait, cette manifestation accompagne le Mois du patrimoine écrit, soutenu par le ministère de la Culture, et qui est l’occasion pour les participants, au premier rang desquels les bibliothèques et les agences de coopération, de proposer expositions et catalogues sur le thème sélectionné chaque année. Une part de la collection des bibliothèques est ainsi célébrée et de mieux en mieux connue. Plus de 300 bibliothèques ont participé cette année à la manifestation et le catalogue de six des plus importantes expositions a été publié dans la collection (Re)découvertes 2.

Le patrimoine en mouvement

Le thème du colloque était particulièrement séduisant. Le patrimoine écrit n’est pas, contrairement à ce qu’une certaine idée de sa pérennité pourrait faire accroire, immobile. Pour le meilleur, et parfois pour le pire, il bouge.

La constitution d’une mémoire a toujours été une préoccupation première de l’homme, rappelait Marek Halter dans son propos introductif. Si la transmission orale a un rôle dans une telle tentative, l’écrit y occupe une première place, notamment dans la tradition juive, celle du peuple du livre. Jérémie pleure lors de la destruction du Temple, parce que celui-ci abritait la mémoire. Cette perte première a laissé place pour l’homme au doute. La volonté de mémoire a habité les hommes de Moïse à Avicenne, de Kafka aux assiégés du ghetto de Varsovie. Pour rechercher le bien ou témoigner du mal : « Chaque fois qu’on brûle un homme, un livre naît ».

Fonds étrangers en France

Dominique Coq, de la Direction du livre et de la lecture, tentait quant à lui un panorama des collections étrangères en France. Si de riches collections existent bien sûr à la Bibliothèque nationale de France, il est au moins une cinquantaine d’autres bibliothèques qui sont riches de fonds étrangers. Ceux-ci peuvent avoir été, au fil des siècles, acquis par des voyageurs français, achetés par des collectionneurs, donnés par des étrangers ayant séjourné en France, par des gouvernements étrangers, acquis par une politique d’échange ou encore être parvenus « par les aléas de l’histoire ».

C’est par ces différents moyens que se sont constitués certains des plus importants fonds de l’École des Langues orientales, la Bibliothèque nordique de Sainte-Geneviève, ceux de littérature catalane et italienne à Montpellier, une collection d’Americana à la bibliothèque municipale de Nantes, le fonds Granvel de Besançon (consacré au Saint-Empire romain-germanique), le fonds anglais de la bibliothèque de Pau, le fonds américain de la bibliothèque de Roanne (issu des collections de livres destinés aux GI pendant le second conflit mondial), etc.

Dominique Coq évoqua aussi le cas de certaines collections que les conflits de l’histoire ont fait changer de propriétaire : la Savoie, Nice et Menton ont des collections italiennes anciennes, mais aussi récentes, puisqu’elles ont été l’objet de dépôts de collections fascistes pendant la Seconde Guerre mondiale. Il existe, pour des raisons similaires, un fonds nazi à la bibliothèque de Strasbourg, un fonds allemand à la bibliothèque universitaire de Lille 3 (constitué cette fois de récits toujours à consonance nazie, destinés à la « détente » des soldats allemands).

Au cours du colloque, furent évoqués plus en détail certains fonds étrangers en France : le fonds chinois de la bibliothèque de Lyon, le fonds russe de la bibliothèque de Toulouse, par exemple. Georges Dulac, de l’université de Montpellier, évoqua, lui, inversement, les fonds français en Russie, importants, on le sait, au moins depuis le siècle des Lumières. Catherine II achète en 1762 la bibliothèque de Diderot, puis plus tard celle de Voltaire. L’importante collection de Catherine II a été transférée à partir de 1952 à la Bibliothèque Saltykov Chtchédrine de Saint-Pétersbourg. Toute l’aristocratie russe était férue de littérature occidentale. La collection la plus remarquable était sans doute celle de Piotr Doubrovsky, en poste à l’ambassade de Paris pendant la Révolution française, patient collectionneur d’ouvrages français durant plus de 25 ans, riche d’une collection française prodigieuse, aujourd’hui elle aussi à la Bibliothèque Saltykov Chtchédrine.

Spoliations, guerre, décolonisation

Dominique Varry s’est attaqué à un sujet difficile, évidemment fondamental, celui des spoliations des collections de bibliothèques en temps de guerre. Passant en revue les époques et les pays, il a évoqué par exemple les « conquêtes artistiques » de l’Empire français, dont on sait qu’elles forment une part non négligeable de notre patrimoine actuel. Il a analysé bien sûr les pillages effectués par les envahisseurs nazis lors de la dernière guerre : au moins 20 000 œuvres d’art et un million de livres et de manuscrits français furent saisis et envoyés en Allemagne. Toute l’Europe fut ainsi dessaisie de ses chefs-d’œuvre par la puissance occupante. L’Armée rouge qui libère certains pays du nazisme ne fut pas en reste, Staline considérant les saisies effectuées en Allemagne comme une juste réparation des outrages subis. Des saisies qui ne se limitèrent pas à la seule Allemagne, loin s’en faut...

Les archives coloniales ont aussi connu des migrations, explique Élisabeth Rabut, chef du Centre des archives Outre-mer. Un service d’archives fut créé à Alger en 1906, à Dakar en 1913, en Indochine en 1917, à Madagascar en 1955. Que se passe-t-il lors de la décolonisation, les pays nouvellement indépendants revendiquant, à juste titre, une part de ces archives comme relevant de leur propre histoire ? Dès avant la décolonisation, une convention de 1950 prévoit que la France reçoive les archives de la conquête, les archives diplomatiques et militaires et que les gouvernements locaux reçoivent les archives locales ou relatives à la gestion administrative locale. Une telle répartition ne résout pas pour autant la question. Élisabeth Rabut plaida pour une politique bibliographique et de reproduction amplifiée, seule à même d’autoriser le travail des lecteurs quel que soit le lieu de leur consultation.

Migrations pacifiques

D’autres migrations sont plus pacifiques. Ce qui ne les empêche pas d’être malgré tout douloureuses pour le patrimoine national, qui perd parfois, par le jeu du commerce, de très belles pièces. André Chandernagor, ancien ministre et président de l’Observatoire des mouvements internationaux d’œuvres d’art, fit le point sur l’historique et l’état actuel de la législation concernant de telles transactions. Il distingue deux grandes périodes, la première marquée par une politique de protection croissante, la seconde, plus libérale, aboutissant à la loi de 31 décembre 1992. Il faut en ce domaine, estime André Chandernagor, aboutir à une juste mesure entre la liberté de circulation des œuvres et la non moins nécessaire protection du patrimoine.

Les archives sont aussi confrontées à la question des migrations, souligne Jean-Pierre Wallot, qui fut président du Conseil international des archives (CIA). Ce Conseil a réussi à faire partager par un certain nombre de pays un ensemble de principes et de règles devant présider au mouvement de réattribution des archives, après des conflits de territoire, par exemple. Les archives sont des enjeux majeurs entre les pays qui s’affrontent. Les conflits se multipliant, le CIA s’interroge sur la création d’une instance permanente, un Conseil international des archives déplacées. C’est aussi dans une volonté de lutter contre les effets des fractures du monde sur les collections des bibliothèques que s’inscrit le programme Mémoires du monde de l’Unesco, présenté par Abdelaziz Abid, dont une présentation détaillée sera faite dans le prochain numéro du Bulletin des bibliothèques de France.

Les greniers à livres

Les analyses de Jean Viardot, expert auprès de la Cour d’appel de Paris pour les livres rares, sont toujours d’une grande finesse. Passant en revue les « greniers à livres » européens, il souligne que les plus riches furent toujours ceux de la France, « malgré le passage ravageur de la Révolution » et de la Grande-Bretagne. Mais la bibliophilie, opération qui consiste à attribuer de la valeur à certains livres par des opérations successives de reconnaissance et de consécration, est diversement entendue selon les pays. Il n’existe pas en tout de valeur universelle. Ainsi la France a un entendement de la bibliophilie qui privilégie avant tout la littérature (les éditions originales, les œuvres illustrées) et le regard anthropologique, mais néglige les minoresques, les belles-lettres, les ouvrages enrichissant l’histoire de la typographie, l’histoire des sciences et la littérature enfantine. C’est dans ces domaines délaissés que s’engouffrent au contraire les bibliophiles anglais ou américains. Et Jean Viardot d’appeler implicitement à un regard quelque peu modifié de la bibliophilie française sur ses propres objets.

Un tel colloque ne pouvait que s’interroger sur les apports de la numérisation des documents à la sauvegarde du patrimoine, réflexion à laquelle se livra Yannick Maignien, en charge, à la BnF, du programme de numérisation.

François Dupuigrenet Desroussilles concluait ce colloque en soulignant d’abord à quel point un tel thème avait été peu exploré 3, à quel point aussi il avait pu être tabou. C’est une responsabilité des bibliothécaires que de contribuer à une meilleure connaissance de ce patrimoine, que de croiser les regards avec les autres collections d’origine étrangère, telles celles des archives, que de proposer les modalités d’identification, de conservation et de communication les plus adéquates. Les bibliothécaires, plaide François Dupuigrenet Desroussilles, doivent renouer avec le rôle de production qu’assumaient leurs ancêtres au Moyen Age.