Lectures publiques dans l'espace rural européen

Martine Poulain

Lectures publiques dans l’espace rural européen : tel était le judicieux thème choisi par l’Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt (ADBDP) pour son congrès annuel, tenu cette fois à Colmar du 12 au 14 novembre derniers. Le Haut-Rhin, qui accueillait la manifestation, tient une bonne place dans l’offre de lecture publique rurale, comme le rappelait Charles Wilhem, président de la Commission culture du Conseil général. Seules quatre des 377 communes ont plus de 15 000 habitants. La desserte proposée se décline sur plusieurs niveaux : de proximité grâce aux bibliobus ou aux petites bibliothèques ; de deuxième recours grâce aux deux médiathèques de secteur. Le budget consacré à la lecture publique dans le département est de 14,2 MF.

Ailleurs en Europe

Mireille Pongy présentait quelques éléments d’une étude menée pour la région Rhône-Alpes et visant à comparer les modalités de l’intervention culturelle choisies par d’autres régions en Europe : la Lombardie, le Bade-Wurtemberg, la Catalogne. L’analyse des modes d’intervention publique est inséparable de la conception de la culture privilégiée par les traditions nationales : plus légitime en France, en Italie et en Espagne, plus consumériste en Allemagne. De même joue l’organisation administrative : le fédéralisme allemand, l’autonomie régionale plus forte encore en Espagne qu’en Italie.

Rude tâche que celle qui m’avait été confiée : tenter un tableau de l’offre de lecture publique rurale en Europe. M’appuyant d’abord sur une longue description de l’offre de lecture publique rurale dans quatre pays européens (Suède, Finlande, Italie, Grèce), aux niveaux de développement contrastés, j’ai ensuite proposé à grands traits quelques-unes des causes possibles de ces inégaux développements.

Le poids de l’histoire

Partout, le poids de l’histoire politique est premier : indépendance ou formation nationale tardive (la Grèce, l’Italie), dictatures ou régimes autoritaires (l’Espagne, le Portugal, la Grèce, l’Italie, le seul contre-exemple serait l’Allemagne), formes diverses du totalitarisme communiste (l’ancien empire soviétique), pour ne pas parler des guerres passées ou récentes (la Yougoslavie), ne sont pas sans effet sur la situation éducative et culturelle actuelle des pays d’Europe.

Les choix politiques des démocraties sont lourds de conséquences sur les politiques culturelles. L’État providence s’est en général accompagné d’investissements significatifs dans le domaine culturel, plus encore si cet État providence était conjugué sur le mode social-démocrate comme ce fut le cas dans les pays scandinaves durant presque toute la deuxième moitié du xxe siècle. Partout, sont décisives l’existence ou l’absence d’une législation concernant l’offre de bibliothèques et la responsabilité des collectivités territoriales en ce domaine – le seul contre-exemple serait la Suède. Plus cette législation est précise, plus le développement des bibliothèques publiques a été important – le seul contre-exemple actuel serait l’Italie, dont nombre de régions ont adopté des lois souvent parfaites, mais aussi souvent inappliquées.

Partout est décisive la politique incitative de l’État. Dans tous les pays où la lecture publique urbaine ou rurale est développée, l’État a, de manière prolongée ou au moins à certaines périodes, soutenu les communes dans la mise sur pied d’équipements de bibliothèque, voire dans leur fonctionnement.

Mais est peut-être plus décisive encore l’organisation administrative des pays. Là où il y a eu regroupement des collectivités territoriales – Scandinavie, Royaume-Uni, Irlande –, les bibliothèques se sont développées. Ce développement a aussi bénéficié aux zones rurales, alors prises sous l’aile de collectivités dotées de moyens plus importants et pouvant répartir leurs richesses et leurs forces d’une manière qui fut longtemps harmonieuse. Le choix d’un système fédéral (l’Allemagne, la Suisse, la Belgique d’une autre manière), ou fortement appuyé sur des régions en grande partie autonomes (l’Espagne, l’Italie), peut présenter des avantages. Mais il explique alors l’inégalité fréquemment rencontrée entre telle ou telle région d’un même pays.

La crise économique omniprésente

Depuis le début des années 80 et selon un calendrier et des effets variables, aucun pays d’Europe n’a été épargné par la crise économique. Le Royaume-Uni a été le premier à être touché par la crise et par des choix politiques qui ne faisaient pas des bibliothèques une priorité. Mais les pays scandinaves ont plus tard tous été confrontés à la récession. Certaines privatisations des services de bibliothèques ont même été tentées.

La desserte des zones rurales constitue un défi et une difficulté partout soulignée. Certains effets de la crise touchent plus encore les petites bibliothèques des zones rurales. Au nom du management, certaines communes ont ainsi tendance à transformer leurs annexes en services autonomes. Celles-ci achètent alors leurs services aux bibliothèques centrales. Nombre de petites bibliothèques ont ainsi été fermées et des bibliobus supprimés.

Les bibliothèques publiques des zones rurales sont, elles aussi, confrontées aux mutations sociales opérées par la révolution technologique. Ce défi technologique est inégalement affronté. Les pays scandinaves sont, une fois de plus, ceux qui ont le plus développé des politiques à cet égard.

L’Est est proche

Enfin, un tel panorama ne pouvait pas ne pas évoquer la situation en ex-Europe de l’Est, généralement difficile dans l’ère post-soviétique. Dans la plupart de ces pays, les bibliothèques relèvent maintenant du ministère de la Culture, les bibliothèques publiques étant sous la tutelle des collectivités territoriales. D’où les fermetures, par des collectivités qui n’ont pas les moyens de les entretenir. La courbe de fréquentation a été très variable au cours des dix dernières années. Il semble qu’on constate maintenant un retour des lecteurs vers les bibliothèques, car la cherté des livres conduit ceux-ci à chercher d’autres formes d’approvisionnement que l’achat.

C’est donc à des défis multiples qu’est confrontée en Europe, la lecture publique, inégalement, mais partout marquée par un désengagement de l’État et une diminution des finances locales. Mais partout aussi, la bibliothèque publique rurale apparaît comme l’espace public essentiel, la proposition culturelle la plus importante à maintenir et à développer.

Au Danemark et en Suisse

Peter Holm Christensen, directeur de la bibliothèque de Randers, présentait les caractéristiques majeures de l’organisation de la lecture publique au Danemark. Ce pays de 5 m d’habitants compte 270 communes, dont la majorité a moins de 10 000 habitants. 900 bibliothèques publiques et 56 bibliobus, épaulés par quatorze bibliothèques centrales aux missions élargies, desservent les habitants, qui empruntent en moyenne plus de seize documents par an chacun. Les dépenses consacrées à la lecture publique s’élèvent à 330 F par an et par habitant. Une situation qui n’est plus aussi idyllique qu’auparavant. Là encore, les finances publiques diminuent, les heures d’ouverture sont en baisse, de même que le personnel. Une telle conjoncture n’est pas sans effet sur les services rendus et le nombre de prêts lui aussi diminue quelque peu. Le Danemark, comme ses voisins scandinaves, veut affronter le défi technologique en familiarisant la population avec ce type de support et de ressources.

En Suisse (7 M d’habitants), plurilinguisme (quatre langues nationales) et fédéralisme sont sources de situations inégales, contrastées, explique Jacques Cordonier, directeur de la Bibliothèque cantonale du Valais. Si l’éducation et la formation sont de celle de chacun des vingt-six cantons, la culture est de la compétence de chacune des 3 000 communes, la Confédération n’ayant, elle, aucun pouvoir ni aucune responsabilité en ces domaines. L’action des communes est très variable, « du laisser-faire à la loi-cadre ». Celle des cantons aussi. Il existe une très longue tradition de prise en charge par les associations privées de structures de lecture publique, comme l’explique également, pour la Belgique, Viviane Baras.

Jacques Cordonier rappelle le rôle de l’association Bibliothèque pour tous, créée en 1920, et dont le rayonnement et le rôle coopératif sont importants. Elle encourage la création de bibliothèques par des prêts de livres, elle contribue au renouvellement des collections, prend en charge certains dépôts de collections dans les prisons, les hôpitaux, à l’armée, assume un rôle de formation des personnels en charge de bibliothèques dans les petites communes. Le service suisse aux bibliothèques, fondé en 1969 par l’Association des bibliothécaires, fournit des livres tout équipés. La Communauté de travail des bibliothèques de lecture publique contribue à la formation, élabore des normes, propose une harmonisation des politiques mises en œuvre par les différents cantons. Le modèle dominant est le modèle alémanique, qui consiste plutôt en des bibliothèques points fixes, plus ou moins insérées dans un réseau selon les cantons et destinées à desservir aussi bien les publics adultes que scolaires. Le modèle francophone peut s’appuyer sur l’initiative privée et associe aux bibliothèques fixes le recours aux bibliobus.

En Allemagne et au Royaume-Uni

Konrad Heyde, directeur de la Staatliche Fachstelle de Freibourg, a présenté l’organisation de la lecture publique en Allemagne. Un état fédéral comprend seize Länder, eux-mêmes subdivisés en arrondissements et en communes. Certains Länder ont une compétence en matière d’éducation et de culture, d’autres ont délégué cette compétence aux communes. D’où des mises en œuvre très inégales en matière de bibliothèque publique. Parallèlement aux bibliothèques elles-mêmes, existent de nombreuses institutions de coopération (le fameux Deutsches Bibliotheksinstitut, des centrales d’achat, associations régionales, centrales techniques, instituts de formations). Mais encore une fois, la situation est très inégale selon les Länder. Et, dans l’ensemble, la lecture publique rurale n’y est pas développée.

Bryan Evans résumait la situation dans les trente-neuf comtés de Grande-Bretagne, en s’appuyant sur la situation qui est la sienne. La bibliothèque du comté du Dorset dessert 56 bibliothèques, dispose de cinq bibliobus de prêt direct et de deux bibliobus pour les dépôts. Riche de 8,5 m de volumes, acquérant 180 000 volumes par an, la bibliothèque prête 8 m de documents chaque année, mais la désertification du monde rural conduit à une diminution des emprunteurs et des prêts en bibliobus. Une réforme administrative prenant effet en avril 1997 va remodeler les comtés, en redonnant une autonomie administrative aux plus grandes communes. Une réforme qui ne manque pas d’inquiéter Bryan Evans, qui craint de voir ses moyens diminuer d’autant.

Construire l’Europe

Antoine Carro-Rehault, de la Direction du livre et de la lecture, Pascale Bonniel-Chalier, de l’arsec (Agence Rhône-Alpes de services aux entreprises culturelles) par ailleurs animatrice de ces journées, Josiane Stoessel, chargée des relations européennes au département du Haut-Rhin, ont présenté les programmes spécifiques de l’Union européenne, les programmes d’initiative communautaire (pic), les programmes d’action communautaires (pac), ou encore les programmes transversaux pour le milieu rural.

Antoine Carro-Rehault, soulignant le caractère encore débutant de l’action de l’Union européenne en matière de livre et de lecture, présenta quelque éléments du programme Ariane, qui devrait s’accompagner d’un appel à proposition en mars 1997. Il comprend plusieurs volets. L’un concerne la promotion du livre et de la lecture en Europe et poursuit deux objectifs : « Soutien à des projets de coopération, visant la promotion et l’accès du citoyen au livre et à la lecture ; soutien à des projets de perfectionnement des professionnels en ce domaine ». Le second projet concerne l’aide à la traduction d’œuvres littéraires, théâtrales et de référence. Les bibliothèques peuvent également présenter des projets dans le cadre du programme Kaléidoscope, concernant les activités artistiques et culturelles et Raphaël, concernant le patrimoine. Elles peuvent bien sûr présenter aussi des projets dans le cadre de la ligne d’action Télématique pour les bibliothèques de la DG XIII.

Pascale Bonniel-Chalier, présentant d’autres programmes européens, par exemple ceux animés par la dg XVI, en charge des politiques régionales, soulignait certaines caractéristiques nécessaires à la présentation de tout projet, qui doit réunir au moins quatre pays membres de l’Union : il doit être soutenu par un lobbying politique ou professionnel ; il doit s’inscrire dans un équilibre général entre les divers pays de l’Union ; enfin, il faut savoir qu’il est beaucoup de projets et peu d’élus.

Josiane Stoessel a souligné la difficulté de faire comprendre, notamment en ces temps de crise économique, que la culture n’est pas un supplément d’âme. Pourtant, l’Union s’intéresse aux régions et aux territoires ruraux, bien que la politique agricole commune ait généré une forte disparité entre les pays membres. Le programme Leader, par exemple, a été l’occasion d’intégrer la culture dans le développement. C’est aussi aux territoires de définir leurs besoins, ce qui peut leur permettre de bénéficier du fonds social européen, qui comprend un volet formation important, dans lequel l’affirmation du rôle des bibliothèques peut s’intégrer.

La lecture publique rurale européenne est en marche…