Editorial

Martine Poulain

Le Métier de bibliothécaire, les Contes régionaux de tous les pays, les Contes maghrébins des ouvrages sur le racisme ou le rap, certains livres pour enfants ont été jugés indésirables à la Bibliothèque municipale d'Orange. Les commandes de livres de la bibliothèque ont été, au cours des derniers mois, systématiquement contrôlées par la mairie Front national, certains titres étant barrés des listes d'acquisition élaborées par la bibliothèque. La directrice de la bibliothèque, suivie par plusieurs membres du personnel, ont été, par des contrôles permanents et abusifs, conduits à démissionner.

Le rapport de l'inspection générale des bibliothèques, remis en mai dernier au ministre de la Culture, a constaté des critères de refus et indiqué que trois dérives pouvaient s'affirmer. La première était de constituer des collections « qui ne répondraient qu'à la fonction de distraction de la bibliothèque municipale, en réduisant son rôle d'information, d'études et de culture ». L'acquisition de certains ouvrages de pédagogie et de philosophie a été contestée. La seconde dérive était l'application d'un principe d'ethnocentrisme. Les enfants - et les adultes - n'ont plus la possibilité de lire des contes « étrangers », particulièrement si ces contes viennent d'Afrique, d'Amérique du Sud, de Haïti. Les élus Front national ont affirmé leur volonté de mettre l'accent sur les « racines régionales et nationales » et leur refus du « cosmopolitisme et du mondialisme ». L'inspection redoutait enfin « une interprétation du pluralisme qui postulerait un rééquilibrage systématique de thèmes et d'auteurs jugés de gauche - concept passablement étendu à Orange - par des thèmes et des auteurs de droite ». En fait, la bibliothèque a été abonnée d'office à Présent et a dû garnir ses rayonnages de trente-cinq ouvrages publiés par les éditions Nationales.

Les élus du Front national viennent par ailleurs de présenter les résultats de leur « enquête » sur « le pluralisme dans les bibliothèques » *. L'analyse du questionnaire est instructif. Les oeuvres de Marx et Lenine seraient-elles davantage représentées que celles de Maurras et Barrès ? Les oeuvres d'Alain Finkielkraut, Marek Halter ou Bernard-Henri Lévy plus fréquemment proposées que celles d'Alain de Benoist, Jean Cau ou Alexis Carrel ? Le Front national avance ainsi masqué, et, pendant qu'il dénature profondément à Orange ou à Marignane les collections, missions et services mêmes de la bibliothèque, s'apprête à revendiquer une présence massive des publications d'extrême-droite au nom d'un égalitarisme formel : ainsi, selon le Monde du 20 décembre 1996, « pour remédier à un déséquilibre monumental » la municipalité de Marignane a mis fin aux abonnements souscrits à Libération et La Marseillaise, ainsi qu'à L'Événement du jeudi. Présent, Rivarol, National Hebdo sont apparus sur les présentoirs.

C'est la conception même de la collection, et, au-delà, de la bibliothèque, qui est remise en cause. C'est bien sûr l'exercice même du métier de bibliothécaire qui est ainsi dénié. Cette instrumentalisation de la bibliothèque, cette interprétation réductrice et dévoyée de ses missions et de son rôle sont contraires à sa définition même. ** Le pluralisme n'a de sens qu'associé à des valeurs qui l'autorisent et le définissent.

Le Front national revendique un « rééquilibrage systématique » des fonds des bibliothèques en faveur de ses idées et de ses publications. Mais le temps ne serait pas loin, alors, où la bibliothèque, telle que nous la concevons aujourd'hui, n'existerait plus.

  1. (retour)↑  Bibliothèques ou conformothèques ? Le règne du prêt à penser dans les bibliothèques municipales, 7 novembre 1996, Conseil Régional d'Ile-de-France, Groupe Front national, 9 p.
  2. (retour)↑  Plusieurs fois, au cours du XXe siècle, les bibliothèques ont été ainsi l'objet de pressions politiques. Cf. Censure et bibliothèques au XXe siècle, par Marie Kühlmann, avec la collaboration de Nelly Kuntzmann et Hélène Bellour, Paris, Édition du Cercle de la Librairie, 1989 (collection Bibliothèques).