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Bibliothécaires face au public

par Martine Burgos

Anne-Marie Bertrand

Paris : BPI, 1996. - 248 p. ; 17 cm. - (Études et recherche). ISBN 2-902706-96-0 : 130F

« Tout le mouvement récent du développement des bibliothèques publiques s'est construit sur l'idée de banaliser l'offre en la multipliant (...). La réussite de cette ambition en montre peut-être les limites, ou les effets pervers ».

Cette proposition figure dans les pages de conclusion d'un livre qui illustre parfaitement la situation éminemment inconfortable des bibliothécaires. Ces derniers sont en effet conduits à ne pas se réjouir complètement, quand ils ne le déplorent pas en secret, du succès d'une entreprise dont ils ont été pourtant, ces vingt dernières années, les agents les plus zélés parce que les plus convaincus.

Malaise d'une profession

C'est du malaise de toute une « profession » qu'il sera donc question. « Profession » entre guillemets, car, justement, l'auteur s'interroge en priorité sur les raisons pour lesquelles les bibliothécaires, qui ont des compétences, des pratiques et des valeurs communes, ne parviennent pas (encore) à se définir et à s'imposer véritablement comme un groupe professionnel, faute d'une théorie élaborée de ce qui constitue une part toujours croissante de leur activité - la relation avec le(s) public(s). Les aider à clarifier la position qu'ils occupent dans le champ culturel apparaît ici comme un des moyens de sortir de la crise d'identité qui les travaille.

A partir d'une enquête menée sur quatre sites choisis pour l'exceptionnelle qualité de l'offre et l'importance de l'afflux des lecteurs (Bibliothèque publique d'information, médiathèques du Canal à Saint-Quentin-en-Yvelines, de la Cité des sciences et de l'industrie à La Villette, et Jean-Pierre Melville à Paris), Anne-Marie Bertrand montre très bien comment cette crise, paradoxale rançon du succès qui, à ne pas être réfléchie, génère frustration, déception et désenchantement, alimente une nostalgie d'un passé où le métier se serait exercé autrement. Ce qui veut dire globalement mieux, auprès d'un public de « bons élèves », « cultivés », « polis », envers lesquels un travail de socialisation à la bibliothèque ne s'avérait pas nécessaire, avec les risques de récupération élitiste ou autoritaire qu'on imagine.

Tensions multiples

L'auteur a donc adopté une démarche qui, à partir du discours des acteurs (une cinquantaine d'entretiens), s'attache avec beaucoup de finesse et de fermeté, sans concession, mais toujours avec amitié et considération à l'égard du travail et de l'engagement des bibliothécaires, à souligner les multiples tensions, à la fois expression et cause de ce malaise.

On trouve, à l'origine, une contradiction majeure, jusqu'à présent insurmontée, entre un objectif partagé par tous de démocratisation de l'offre culturelle qui conduit les bibliothèques à accueillir des publics très hétérogènes dans leurs attentes, leurs goûts, leurs comportements de lecteurs, et le souci toujours vivace d'établir avec chacun de ces lecteurs des relations suffisamment approfondies et prolongées. Ceci afin que les compétences spécifiques du bibliothécaire puissent s'épanouir (connaissances spécialisées, familiarité avec le fonds, talent de médiateur ou d'initiateur aux outils) pour le plus grand profit de tous.

De l'analyse des discours et de l'observation sur le terrain, Anne-Marie Bertrand dégage deux stratégies d'interaction avec le public, que le développement du libre accès, avec toutes les ambiguïtés qui l'accompagnent, a rendues nécessaires et que les bibliothécaires mettent spontanément en oeuvre : accompagnement documentaire ou démarche pédagogique. Or, le phénomène de surfréquentation, voire d'hyperfréquentation des lieux, dont l'évocation revient comme un leitmotiv tout au long de l'ouvrage, rend souvent vains les efforts que font les bibliothécaires pour se tenir à la hauteur du modèle idéal d'interaction avec les lecteurs. Ils restent attachés à ce modèle envers et contre toutes les pratiques « consuméristes » qu'ils déplorent chez un nombre croissant de lecteurs et qui, dévalorisant (désacralisant) la culture, semblent les abaisser du même coup.

Si leur attachement plus ou moins dénié à la forme lettrée de la culture est ainsi rudoyée, leur conviction humaniste constitue un puissant recours contre la tentation du repli sur une définition des tâches qui soit strictement technique.

Le métier introuvable

La seconde partie du livre, « Le métier introuvable », est particulièrement éclairante. Y sont traqués les paradoxes (à commencer par celui-ci : « L'instauration du libre accès dans les bibliothèques a placé les bibliothécaires dans une position inconfortable : être au coeur d'un dispositif conçu pour se passer d'eux », les contradictions (en particulier celle entre « le souci d'accueillir chacun » et la « nécessité de gérer tous », entre « satisfaire le public » et dans le même temps « maîtriser sa demande »), les ambiguïtés des pratiques, puisqu'il s'agit de mettre les connaissances à la portée de tous sans que le médiateur perde trop de son pouvoir symbolique.

Entre le modèle « professionnel » et le modèle du « guide », les bibliothécaires semblent à la recherche d'un équilibre que les enseignants auraient (au dire de l'auteur) plus de facilité à trouver, puisqu'ils exercent dans le cadre d'une institution qui privilégie la fonction de transmission des savoirs. La bibliothèque s'est, elle, développée contre les formes scolaires d'accès au livre et à la lecture, accentuant du même coup le caractère mal défini du travail effectué par les bibliothécaires.

Les pages consacrées à la diversité des apprentissages qui composent la formation des bibliothécaires montrent la difficulté à élaborer une image d'un métier qui veut que l'on précise d'abord le contenu des compétences exigées. Or, pour des raisons diverses, il semble qu'aucun des attributs qui entrent habituellement dans la définition d'une profession (qualifications spécifiques, détermination de modes d'évaluation, valeurs reconnues) ne s'applique sans réserve au groupe des bibliothécaires. Il reste trop de flou, d'indétermination.

L'ouvrage d'Anne-Marie Bertrand donne cependant bien à voir l'émergence d'un métier qui cherche sa définition au sein des nouvelles bibliothèques publiques. D'où la nécessité et, avec le développement des nouvelles technologies, l'urgence de réfléchir au travail d'interaction avec le public, d'en théoriser les pratiques pour en faire l'objet d'un savoir enfin transmissible sur lequel appuyer la conviction d'une légitimité professionnelle et recomposer une identité de groupe. Ce livre est un appel vigoureux et convaincant à l'exercice jamais trop lucide d'un métier.