De Nouvelles Alexandries à l'Institut français de Barcelone

Marc Sagaert

Juillet 1996. La ville de Barcelone est en pleine effervescence. 14 000 personnes (délégations d'architectes de 87 pays et étudiants en architecture) assistent au XIXe congrès de l'Union internationale des architectes, qui va élire à l'occasion un nouveau bureau. Devant une telle affluence et les nombreuses inscriptions de dernière minute, le site initialement prévu pour accueillir les participants est abandonné au profit du vaste Palau Sant Jordi. Des expositions fleurissent dans différents lieux de la capitale catalane. Plus de deux cents tables rondes sont organisées. Les congressistes sont invités à découvrir les bâtiments les plus représentatifs de l'évolution architecturale de la ville.

C'est à double titre que l'Institut français est présent dans ce parcours. L'élégant édifice de Coderch de Sentmemat qui l'abrite depuis 1972 conjugue de manière harmonieuse fonctionnalité et esthétisme. Sa médiathèque et sa galerie proposent une exposition originale sur les grands projets de bibliothèques dans le monde : Nouvelles Alexandries 1, qui reprend le titre de l'ouvrage publié récemment sous la direction de Michel Melot 2 – également commissaire général de l'exposition. Une table ronde sur le thème Architecture et bibliothèque à l'aube du XXIe siècle était organisée parallèlement le 4 juillet.

Ces manifestations ont reçu un bel écho médiatique : une vingtaine de citations dans la presse quotidienne, les revues culturelles et les revues professionnelles, une présentation sur la radio catalane... Un dossier a également été édité à cette occasion par la revue Quimera.

Les variations d'un même symbole

Un peu partout dans le monde, de grands chantiers de bibliothèque voient le jour : bâtiments imposants pour lesquels des architectes de renom écartent les schémas traditionnels et proposent des formules qui – de la Chine au Danemark et du Sénégal à la Californie – se déclinent de manières aussi variées qu'originales.

Cet enthousiasme mondial pour des bibliothèques géantes est singulier à l'époque d'Internet, des bibliothèques virtuelles et des autoroutes de l'information.

L'exposition Nouvelles Alexandries, composée d'une trentaine de panneaux en couleur, propose, autour du grand projet de la Bibliothèque nationale de France, de sa maquette et de documents vidéo, le tour d'horizon d'une vingtaine d'autres sites dans le monde.

L'un des plus prestigieux des « grands travaux » de la capitale française voisine ainsi avec l'édifice de Saint Pancras à Londres comme avec la Bibliotheca Alexandrina, d'importantes bibliothèques nationales ou universitaires avec d'immenses bibliothèques publiques. La mise en regard et en perspective de tous ces projets permet de mieux comprendre, comme l'écrit Michel Melot, « la force symbolique de la bibliothèque comme lieu d'ancrage de l'histoire et de la permanence des savoirs »

A Copenhague, Tallin et à Pékin, des bâtiments modernes s'élèvent pour abriter les collections les plus récentes de nouvelles bibliothèques nationales. A Stockholm, c'est à quarante mètres de profondeur que des caves sont creusées, sous le rocher qui soutient l'ancienne bibliothèque nationale de Suède, caves dont une belle photo montre le gigantisme. A Barcelone, l'architecte de la Bibliothèque de Catalogne a su proposer une modernisation qui respecte le site ancien.

Parfois, les bâtiments s'insèrent dans un ensemble plus vaste. A Alexandrie, la nouvelle construction est associée à l'école de bibliothéconomie et à un centre de congrès. A Dubaï, la bibliothèque se voit adjoindre une mosquée, tandis qu'à Tallinn, la Bibliothèque nationale d'Estonie est le véritable centre culturel du pays.

Souplesse et élégance

L'exposition montre des projets architecturaux qui, s'éloignant le plus souvent des formes quadrangulaires classiques, rivalisent de souplesse et d'élégance. Un diamant de granit noir à Copenhague, un disque oblique à demi enterré « comme un cristal tombé du ciel » à Alexandrie, des tours de verre où « les livres apparaissent dans leur force naturelle », à Paris. Ici, les façades néo-classiques s'allient aux façades modernes (San Francisco). Là, le bâtiment s'encastre dans l'hôtel de ville (La Haye) ; ici, il respecte la forme d'un ancien magasin (New York). Là, il se distingue des bâtiments qu'il prolonge grâce à l'emploi de matériaux différents (Copenhague).

Certains pays mettent une grande énergie à construire des bibliothèques nationales imposantes, malgré les situations difficiles voire tragiques qu'ils connaissent aujourd'hui. Le gouvernement algérien a inauguré récemment un bâtiment d'une superficie générale de 64 000 m2 qui présente l'originalité de réunir en son sein une bibliothèque nationale, une bibliothèque de lecture publique, ainsi qu'une bibliothèque pour l'enfance et la jeunesse. A Tallinn, ce sont les habitants eux-mêmes qui vont, avec pelles et pioches, aider à la construction de leur bibliothèque, emblème de l'identité nationale de la jeune république d'Estonie.

Mais c'est autour de la Bibliothèque nationale de France, que l'exposition est construite. Dix panneaux en présentent, sur les deux sites de Richelieu et de Tolbiac, les nouvelles ambitions. L'un d'eux donne à voir le tout nouveau Centre technique du livre de Marne-la-Vallée, également dû à Dominique Perrault. La construction de ces « bibliothèques de dépôt », qui abritent parfois également – comme c'est le cas ici – les ateliers de traitement des documents, s'impose un peu partout dans le monde pour faire face à l'inflation toujours croissante de l'écrit.

Les nouvelles agoras de l'espace urbain

Animée par Jean-Claude Pompougnac, directeur de l'Institut français, la table ronde a réuni autour de Michel Melot, Martine Poulain et Dominique Perrault, Manuel Jorba, directeur de la Biblioteca de Catalunya, Carme Mayol, présidente du Collegi oficial de bibliotecaris i documentalistes de Catalunya, Núria Ventura, directeur du réseau de Biblioteques publiques de la Diputació de Barcelona, ainsi que Joan Rodon, architecte à qui a été confié la modernisation de la Biblioteca de Catalunya.

Les différentes interventions ont été suivies d'un débat avec le public essentiellement composé de professionnels de l'information et d'élèves architectes.

Si les intervenants s'accordent à dire le rôle fondamental de la bibliothèque dans le paysage urbain actuel, ils n'en soulignent pas moins la difficulté pour les bibliothécaires comme pour les architectes de mener à bien des projets qui auront différentes fonctions, proposeront leurs richesses à des publics divers, assembleront différents supports et réuniront dans un même espace le livre et l'écran, dont ils devront permettre la communication comme la consultation.

Martine Poulain rappelle tout d'abord l’intense activité de constructions de bibliothèques en France depuis une vingtaine d’années. Dans les années 60-70, l’idée fondatrice était de rompre avec les bibliothèques cathédrales, de démocratiser la lecture et donc, de banaliser le lieu, en mettant, d’une certaine manière, l’architecture entre parenthèses. Les années 80-90 ont vu au contraire un retour à l’architecture forte, audacieuse, à l’architecture symbole et signe. A l’épreuve des publics qui viennent en masse, s’approprient les espaces et contournent les usages prévus par les concepteurs, certains choix sont remis en cause, les espaces doivent être repensés. Si le maître mot de l’époque est l’évolutivité, celle-ci n’est que peu mise en œuvre dans les faits. Pourtant, elle est impérative, à l’heure d’une intense évolution sociologique et technologique.

Rien n'oblige bibliothécaires et architectes à construire des bibliothèques aujourd'hui, dit Michel Melot, qui souligne que la plus célèbre des bibliothèques du monde, Alexandrie, n'a jamais eu d'architecture, et qu'il faudra attendre le XVIIIe siècle pour que la bibliothèque, d'abord collection de livres, soit réellement abritée par des bâtiments.

Des édifices symboliques et emblématiques

Cet engouement pour les bibliothèques à une époque où les circonstances sont de plus en plus adverses et contradictoires, a donc nécessairement une autre signification.

Les bibliothèques sont des édifices symboliques, emblématiques, dit Carme Mayol, elles sont non seulement un point d'information, mais aussi un point de communication, l'un des rares espaces publics culturels ouverts à tous les citoyens. Mais comment répondre aux attentes de tous ces usagers, pour lesquels, dit Dominique Perrault, la bibliothèque est souvent un ailleurs ? Comment répondre aux besoins d'un public qui, comme le souligne Martine Poulain, n'est pas un, mais multiple ?

On pourrait presque dire que chaque lecteur a sa vision propre de la bibliothèque et Nùria Ventura rappelle malicieusement les propos de l'un d'entre eux, interrogé sur sa conception de la bibliothèque idéale : « La bibliothèque idéale est pour moi noyée de verdure, lumineuse avec de grandes baies vitrées, on y perçoit le léger gazouillis des eaux et le murmure des branches ; elle est équipée de meubles de bois et de fauteuils de cuir ; elle est organisée en salles petites et grandes qui proposent sur les étagères des livres et des périodiques, sur les tables des ordinateurs pour la consultation de fonds disponibles dans d'autres bibliothèques. Elle possède également une riche section médiathèque avec des salles de projection de film, des vidéos et des CD que l'on peut aussi écouter sur place. Elle est dotée enfin d'une salle de conférences, de plusieurs salles de séminaires, ainsi qu'une salle pour la méditation, une pour la gymnastique et le yoga, enfin un café viennois ».

Nous devons répondre aux besoins des citoyens d'aujourd'hui, dit Nùria Ventura, c'est là une obligation à laquelle nous ne voulons pas renoncer. Mais la situation qui est la nôtre est difficile. Souvent les bibliothèques font partie d'équipements lourds – théâtre, musée, centres culturels – et sont construites par des municipalités qui manquent ensuite de la capacité et des moyens nécessaires à leur administration.

On ne saurait concevoir de nos jours une bibliothèque sans penser à son insertion dans la ville, dont elle est souvent un atome essentiel. Parfois, dit Joan Rodon, elle forme avec d'autres bâtiments (auditorium, centre commercial...) un microcosme de ville. Parfois, dit Dominique Perrault, elle est le premier élément d'un nouveau quartier dont on ne connaît pas la suite. C'est le cas de la Bibliothèque nationale de France qui ne propose finalement de manière visible, si l'on excepte les quatre tours, qu'une grande place publique – et c'est pour l'architecte, le côté le plus intéressant du projet –, autour de laquelle se développera un quartier et que petit à petit Paris viendra enserrer.

Une réalité à plusieurs faces

La bibliothèque est une réalité à plusieurs faces : plus qu'un bâtiment, c'est, pour Joan Rodon, un ensemble de relations bien articulées ; c'est un conteneur, terme que Dominique Perrault définit comme un espace de liberté entre la forme et le fonds, la mise en forme par l'architecte d'une fonction.

La bibliothèque est aussi un lieu de mémoire, qui, dit Manuel Jorba, doit non seulement conserver et préserver son patrimoine, comme le ferait un musée pour ses collections, mais également en assurer la diffusion. Et Michel Melot de rappeler une règle très simple : tout ce qui est bon pour la conservation des livres est mauvais pour leur consultation et réciproquement.

Les nouvelles technologies appliquées à la reproduction sont certes très utiles pour une lecture facilitée sur écran, dit Manuel Jorba, et, cependant, rien ne remplace pour le chercheur la consultation d'un manuscrit original. L'idéal serait peut-être de séparer les deux fonctions, c'est là une option défendue par Michel Melot qui ne cache pas par ailleurs que cette idée est le plus souvent très mal reçue par les historiens qui n'acceptent pas cette séparation entre patrimoine et usage courant.

Qui, du bibliothécaire, de l'architecte et de l'usager est le vrai « créateur » de la bibliothèque, s'interroge Carme Mayol. Forme, fonds et usages se retrouvent dans ce « lieu d'une négociation » (Martine Poulain), où se rencontrent les désirs des bibliothécaires, des architectes et des publics.

Qu'elle soit banalisée ou monumentale, qu'elle soit centrale ou de quartier, qu'elle soit publique ou nationale, qu'elle soit une, partagée ou distribuée, la bibliothèque est aujourd'hui encore, paradoxalement, un « élément fondateur de la cité », un « lieu de référence et d'identification », un symbole où formes et fonctions s'adaptent pour le passé comme pour le futur à l'aventure technologique.

Beaucoup plus que l'abri nécessaire de collections toujours plus importantes de livres, elle permet, comme dit joliment Martine Poulain, aux bibliothécaires et aux architectes de faire fonctionner leur imaginaire en décidant d'arrêter le temps. Conserver en un seul lieu mythique toute la mémoire du monde, c'est, encore de nos jours, un désir, même si celui-ci est totalement utopique.

Toute la mémoire du monde... en revoyant le film d'Alain Resnais, projeté après le débat, le public a peut-être pensé à la phrase de Bachelard, souvent citée3 à propos du cinéaste. Qu'il nous soit permis de la paraphraser en guise de conclusion : après la bibliothèque, commence l'œuvre de bibliothèque.

  1. (retour)↑  Exposition coproduite par l'Institut français de Barcelone et la Bibliothèque nationale de France. Cette exposition est itinérante. Contacts : Jean-Claude POMPOUGNAC ou Marc SAGAERT, Institut français de Barcelone. Tél. 34 3 209 59 11.
  2. (retour)↑  Nouvelles Alexandries : les grands chantiers de bibliothèques dans le monde / sous la dir. de Michel Melot, Paris, Éd. du Cercle de la librairie, 1996, 399 p. (Collection Bibliothèques). Cf. le compte rendu de cet ouvrage dans ce numéro, p. 120.