Les sciences de l'information

bibliométrie, scientométrie, infométrie

par Yves Desrichard
Sous la direction de Jean-Max Noyer. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 1995. - 260 p. ; 24 cm. ISBN 2-86847-150-1. 120 F

Il est des sciences qui passent beaucoup plus de temps à se définir et à se théoriser qu'à s'exercer : comme la bibliothéconomie, qui, dans les cursus universitaires, a parfois bien du mal à définir ses spécificités, à préciser son étendue et ses limites, la scientométrie, l'infométrie et la bibliométrie en font partie.

Scientométrie et infométrie

Le présent ouvrage se propose de réaliser « une mise en perspective des approches scientométriques et infométriques ainsi qu'un ensemble de réflexions théoriques concernant leur place dans le développement des systèmes d'informations, des nouveaux modes d'écritures ». Il se compose d'une série d'articles d'importance et d'intérêt divers, les uns réflexifs, d'autres plus pragmatiques.

Dans sa présentation, Jean-Max Noyer indique que, par « scientométrie », il faut entendre l'« application de méthodes, de techniques statistiques, mathématiques, à des données jugées caractéristiques de l'état de la science » et, par « infométrie », l'« ensemble des activités métriques relatives à l'information et au secteur de la documentation ». Curieusement, le terme « bibliométrie » semble tombé en désuétude, remplacé par la notion d'« infométrie », qui, il est vrai, a le mérite de s'affranchir de la référence à l'« outil-papier », aujourd'hui peu adaptée.

S'appuyant sur l'oeuvre fondatrice de Derek John de Solla Price, l'article introductif s'applique à dresser un historique et un état des lieux de la scientométrie, « science de la science ». Si l'exposé contient des développements intéressants sur l'origine, la fonction, et les modes d'utilisation de « l'article scientifique », souvent matériau de base des pratiques infométriques, on a parfois l'impression que les modèles mathématiques proposés cherchent à tout prix à « coller » aux données empiriques d'une évolution scientifique avérée, alors qu'ils devraient plutôt avoir comme fonction de les organiser pour prévoir, fondement d'une démarche scientifique.

Des présupposés contestables

De même, - et les auteurs ont l'honnêteté de le souligner -, la scientométrie s'appuie sur une série de présupposés parfois contestables concernant « la structure des révolutions scientifiques », pour reprendre le titre d'un livre de Thomas Kuhn qui propose de la science une vision bien différente : cette approche « externaliste » est fondée sur un « réductionnisme bibliométrique » (la science ne serait que la littérature scientifique) et une « vision cumulative de la science », où les découvertes majeures (relativité, génétique...) sont comme naturellement amenées par une évolution harmonieuse et progressive. On rappelle souvent qu'il ne faut pas oublier la composante sociologique de l'histoire des sciences (tout en le faisant...), mais on oublie, dans les excès mathématiques de cette démarche, les composantes politique, économique, médiatique, etc.

Si, entre autres, les ouvrages fameux de Bruno Latour sur la vie dans les laboratoires, la description in vivo de faits scientifiques, leur construction et leur communication, sont mis à rude contribution, on ne sait jamais vraiment si l'objet de la scientométrie et de l'infométrie est réellement l'étude des énoncés scientifiques ou, plus traditionnellement, des « énoncés d'énoncés » que sont (et sont seulement) les publications scientifiques. On remarquera simplement, anecdotique ou pas, que la scientométrie se nourrit de sa propre pratique, puisque l'article initial de soixante-dix pages ne comporte pas moins de 233 citations !

Applications infométriques et scientométriques

Les autres contributions s'efforcent peu ou prou de présenter des pratiques ou des applications infométriques et scientométriques, sans qu'on saisisse toujours très bien la pertinence des démarches : ainsi, quand on définit algorithmiquement les « conditions d'émergence des concepts scientifiques » pour des programmes d'ordinateur fondés sur les « modèles néoconnexionnistes », on ne décrit pas précisément ces algorithmes, ni, a fortiori, on ne les utilise.

Quand l'analyse scientométrique trouve une application, c'est en tant que système « d'aide à la décision » pour « l'armée des Etats-Unis d'Amérique » ; tout en ayant conscience que la guerre, c'est la continuation de la politique par d'autres moyens, les auteurs s'efforcent de montrer que, sur le terrain, il faut, tout de même, des outils d'aide à la décision, puisque « la Géo-économie et le Syndrome "Azincourt" dit autrement "Option Zéro-Mort" (pour soi) [font] somme toute, bon ménage » : [sic] pour une telle clairvoyance !

De fait, on a parfois l'impression que la sémiotique et ses épigones ne sont jamais très loin : « Les modes d'écriture et les enjeux sociocognitifs... qu'ils génèrent sont... milieux au milieu des modes d'actualisation de la pensée et les " systèmes virtuels " sont... l'expression concrète... de l'involution-implication des frontières à l'intérieur d'espaces-temps intensifs hypercomplexes » [resic].

Pour autant, ceux des auteurs qui font un effort de simplification lexicale (il y en a !) proposent des développements intéressants sur la construction d'indices bibliométriques ou les méthodes d'analyse des mots associés : mais on distingue mal ce qui fait la spécificité des pratiques infométriques et scientométriques par rapport aux pratiques documentaires « courantes ».

Et, quand on nous présente l'« Observatoire des sciences et des techniques », conçu à partir des outils infométriques, on s'étonne de voir que, comme d'autres, il puise une bonne part de ses informations dans les outils et données élaborés par l'Institute for scientific information, ce qui peut sembler paradoxal et révélateur pour un outil destiné à la recherche stratégique française !

On a en définitive la fâcheuse impression que, dans ce genre de démarche, « produire des mots, c'est agir, dire c'est faire ». Hésitant entre un nombrilisme à la sémantique alambiquée et une vision ultradéterministe des relations sociales qui considère que « notre existence est influence sur les autres à la façon des déplacements d'objets du champ gravitationnel », la scientométrie et l'infométrie associent de manière bâtarde à la pertinence rigoureuse de certaines approches une grande naïveté sociologique face aux pratiques de recherche scientifique, dont cet ouvrage - bons et mauvais aspects - se fait l'écho.