Lire en prison

une étude sociologique

par Martine Burgos

Jean-Louis Fabiani

avec la participation de Fabienne Soldini. Paris : BPI, 1995. - 289 p. ; 21 cm. - (Etudes et recherche). ISBN 2-902706-94-4. 150 F

Cet ouvrage livre les résultats d'une enquête, commanditée par les ministères de la Culture et de la Justice, qui a porté sur neuf établissements pénitentiaires (centrales, centres de détention et maisons d'arrêt). Plus de deux cents entretiens ont été réalisés avec des détenus, hommes et femmes, une quarantaine avec le personnel.

Un monde social particulier

Une fois la lecture terminée, le titre, qui associe très simplement les mots « lire » et « prison », un lieu et des pratiques, se charge de questions et de perspectives nouvelles. On se doutait bien que la lecture devait occuper, dans ce « monde social particulier » qu'est l'univers carcéral, une place elle-même particulière.

L'un des grands mérites de l'auteur est d'appuyer son analyse des représentations et des pratiques de la lecture en prison sur une réflexion qui prend acte de la crise de définition de l'institution carcérale tout entière.

D'emblée, l'auteur souligne la tension que génère inévitablement la coexistence, au sein de la prison, de deux logiques « presque toujours conflictuelles », celle de la discussion et de la persuasion (correspondant à la nouvelle « mission humanitaire » dévolue à l'institution), celle de la discipline et du rapport de forces (« fonction disciplinaire »).

Depuis dix ans, la politique de développement de l'offre de lecture manifeste la volonté très claire des pouvoirs publics de réinscrire le monde clos de la prison dans la société globale. La lecture participe ainsi d'un dispositif de réinsertion sociale, professionnelle, psychologique des détenus dont on souhaite faire des citoyens aptes à s'intégrer, dès leur sortie, au monde « ordinaire ».

L'offre de lecture

Dans la première partie de l'ouvrage, consacrée à « l'offre de lecture », où est dressé le nouvel état des lieux avec l'installation de bibliothèques ressemblant le plus possible à celles du monde libre, Jean-Louis Fabiani souligne avec force les risques d'une application naïve de directives, dont l'inspiration humanitaire ne doit pas rendre ceux qui sont chargés de les mettre en oeuvre (souvent des intervenants extérieurs, enseignants, bibliothécaires, animateurs associatifs...) aveugles à la réalité vécue de la détention.

Il ne s'agit pas seulement de la réalité des conditions matérielles, qui peuvent être très différentes d'un établissement à l'autre, mais bien plus fondamentalement, de l'essence même de la prison : un lieu où des individus sont contraints de demeurer, par force. Priver un être humain de liberté reste un acte de violence, en toutes circonstances, quels que soient les bénéfices différés (la chance d'un nouveau départ ?) qu'on peut imaginer pour le détenu. C'est une évidence qu'il faut avoir constamment à l'esprit si l'on veut éviter, en particulier, ce que Jean-Louis Fabiani désigne comme une vision « enchantée » du rôle de la lecture, à laquelle on attribuerait, à force de la « surinvestir », un pouvoir quasiment « magique » de « resocialisation » des détenus.

A ceux-ci, on doit s'efforcer de rendre espoir, dignité, confiance, les aider à élaborer de nouveaux repères identitaires. Tout le travail de Jean-Louis Fabiani montre que la lecture peut être un auxiliaire non négligeable dans cette mission, à condition d'en reconnaître les limites. Faire « comme si » la prison était un lieu possible de consensus immédiat sur les bienfaits de la lecture constitue à la fois une erreur d'analyse et une tromperie. Ce serait, par exemple, s'interdire de comprendre pourquoi le personnel de surveillance, chargé du maintien de l'ordre, ne peut sans formation ni explication concevoir les avantages de l'installation d'une bibliothèque en accès direct. En effet, ce type d'équipement, qui donne aux détenus des occasions de déplacements et d'échanges, outre le supplément de travail qu'il impose aux surveillants, les oblige à penser leur fonction en terme de « réinsertion », « sorte de mission impossible de l'institution », ce qui crée un conflit de rôles difficile à assumer, de leur point de vue comme de celui des prisonniers.

Ainsi, pour s'assurer de la coopération active du personnel de surveillance, l'idée n'est pas de les éloigner du pôle sécuritaire auquel ils se rattachent, mais de les convaincre que la lecture, au lieu d'être un facteur de troubles, peut rendre la prison plus supportable aux détenus et contribuer ainsi à diminuer les tensions.

Carrières de lecteurs

La deuxième partie intitulée « Carrières de lecteurs » aborde la question des effets de l'entrée en prison sur les pratiques de lecture. L'analyse est organisée autour de la rupture comme mode constitutif de l'expérience carcérale. L'incarcération « introduit », c'est évidemment un des thèmes récurrents de l'ouvrage, « à une nouvelle forme de relation au temps et à l'espace ».

L'enquête montre cependant que la plupart des clivages socioculturels (en fonction du milieu d'origine, du sexe, du niveau d'études) sont reconduits et que, malgré l'omniprésence de l'écrit en prison (thème développé de manière passionnante dans la dernière partie « Des lieux, des liens, des livres »), les exemples de « conversion » à la lecture y sont rares - surtout si l'on songe à la connotation littéraire de cette représentation. Le mode de lecture dominant en prison est conforme à ce que l'on sait des goûts et des attentes en milieu populaire, privilégiant le réalisme et l'authentique au détriment du fictionnel et du romanesque ; poussés par les circonstances, les détenus font un usage d'abord instrumental des livres (information juridique ou générale).

L'incarcération peut aussi avoir des effets négatifs sur la lecture. Les conditions matérielles sont évidemment en cause : difficultés de concentration dues à la promiscuité, au bruit, à l'inconfort des cellules ; mais ce qui ressort de l'analyse, c'est que, pour lire en prison, il faut être capable de « retrouver le sens des mots dans ce qui constitue désormais un nouveau cadre d'interprétation ». Ainsi, souligne l'auteur, « certains livres ravivent à l'excès le sentiment de la privation de liberté. Le livre n'est pas en soi un instrument de consolation, comme peut tendre à le laisser penser une vision bien pensante qui en fait une sorte d'instrument de salut dont l'efficacité est indépendante des conditions dans lesquelles il peut faire l'objet d'un investissement ».

L'espoir et l'illusion

Cependant, pour ceux qui parviennent à développer un point de vue actif sur leur environnement proche, les rites qui entourent l'entrée en lecture participent de l'appropriation de l'espace et de la création d'un emploi du temps propre, oeuvrant à la reconquête de soi du détenu.

La prison ne crée pas automatiquement les conditions d'un accès égalitaire au livre. A propos des échanges de et autour des livres, Jean-Louis Fabiani reconnaît que les détenus qui parviennent, contre la logique carcérale qui privilégie le plus souvent le rapport de force, à retrouver le sens du jeu sans lequel il n'est pas de sociabilité possible, constituent une minorité, quelques hommes seulement. Pour la majorité des prisonniers, la lecture est une pratique à laquelle sont plutôt attachées les idées de solitude et d'intimité.

L'activité d'écriture, intense et prenant des formes diverses (journaux intimes, poèmes, correspondance...), permet également de maintenir les liens et les ouvertures sur le monde extérieur. On lui attribue le pouvoir d'aider « à la survie et à la justification ». Jean-Louis Fabiani ajoute : « Cet espoir constitue aussi une des conditions de la circulation du livre en prison ».

Entretenir l'espoir, sans créer l'illusion, c'est à ce travail sur la corde raide que les professionnels qui souhaitent développer la lecture en prison se dévouent. Cet ouvrage permet d'en réaliser la difficulté et l'importance.