Du discothécaire au médiateur musical

Parcours d'un métier

Marie-Hélène Trembleau

Le colloque « Du discothécaire au médiateur musical : parcours d’un métier », organisé par Médiat Grenoble les 9 et 10 octobre 1995, a permis la réunion d’une centaine de professionnels de toutes régions, satisfaits de réfléchir ensemble à leur rôle de médiateurs de la musique au sein des bibliothèques publiques ou spécialisées.

Michel Melot, président du Conseil supérieur des bibliothèques, ayant accepté de jouer le rôle du « regard extérieur », c’est à lui que revenait le redoutable honneur d’ouvrir les débats en procédant dans son introduction à un état des lieux et à une réflexion tout à fait valorisante sur ce que devrait être la bibliothèque musicale, lieu fédérateur des publics et des différents médias. L’état des lieux révèle malheureusement un retard considérable des bibliothèques françaises comparées à leur voisines européennes.

Dans la plupart des pays anglo-saxons, des fonds de partitions dignes de ce nom sont accessibles au prêt, même dans des villes de moyenne importance. Dans les pays d’Europe de l’Est, la richesse des fonds et l’importance de la fréquentation sont encore plus remarquables. Ne citons que Smolensk, où 120 000 prêts sont effectués annuellement au bénéfice de 21 000 lecteurs. Cet état de fait est la conséquence d’une meilleure prise en compte du fait musical par les pouvoirs publics de ces pays.

En France, la rareté et la vétusté des fonds de musique imprimée semble pour le moment n’inspirer que peu d’inquiétude aux organismes de tutelle. Et la formule-choc, « la malédiction des organigrammes » empruntée à Michel Sineux est toujours d’actualité. Pour mémoire, il s’agit de l’impossibilité pour la Direction du livre et de la lecture, de subventionner des « non-livres » (disques ou partitions), alors que la Direction de la musique ne retient, elle, que les demandes des établissements d’enseignement musical. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs les conservatoires d’avoir des fonds d’une très grande pauvreté, quand ils en ont !

La musique et les bibliothèques

Intervenant sur l’histoire de la musique dans les bibliothèques, Dominique Hausfater évoquait la bibliothèque de Mazarin, déjà pourvue d’un fonds important de musique imprimée. Ce type de collections s’enrichit bien sûr au moment des confiscations de fonds privés à la Révolution. Au fil des étapes cependant, cet enrichissement des fonds paraîtra s’effectuer au corps défendant de bien des professionnels et certains restent encore non répertoriés et non catalogués. Malgré tout, au XIXe siècle, dans le mouvement de développement de l’éducation populaire et devant l’importance de la pratique musicale amateur, des bibliothèques publiques consacrent jusqu’à la moitié de leur budget à l’achat de partitions (Bibliothèque des Batignolles en 1885).

L’arrivée du microsillon à la fin des années 50 favorise la naissance des discothèques, mais aussi, dès cette date, leur marginalisation : c’est la spécificité du support qui focalise les réticences des professionnels du livre et va en faire oublier le contenu. Seule en 1945, l’expérience de Mulhouse prendra la forme d’une bibliothèque musicale multi- supports à partir des fonds musicaux du Conservatoire, c’est-à-dire partitions, mais aussi livres et documents sonores. C’est sur ce modèle que se développent actuellement et sous une forte pression du public quelques expériences encore trop rares.

La médiathèque musicale aujourd’hui

Prenant l’exemple de la Discothèque des Halles qu’il a dirigée, Michel Sineux proposait une approche de la médiathèque musicale aujourd’hui. Un aujourd’hui tout récent, car en 1993 n’existaient que 849 discothèques en France, ce qui ne représentait que 40 % des bibliothèques équipées d’un secteur musique avec des fonds bien disparates. L’évolution se fait peu à peu et sous la pression d’un nouveau public vers des lieux plus dignes du nom de secteur musique.

On le sait depuis l’enquête sur les pratiques culturelles des Français, les quinze dernières années ont vu l’explosion de l’intérêt pour la musique, intérêt qui se manifeste à la fois par la fréquentation des concerts, l’écoute de musique enregistrée et la pratique instrumentale amateur tout à fait informelle. Ce nouveau public s’est présenté dans les discothèques avec des demandes qui ont incité les professionnels à diversifier les propositions et à envisager par exemple des collaborations avec les conservatoires.

Cette création de partenariats extérieurs et d’offre de prêts plus riche protège la discothèque de la sclérose qui la guette lorsqu’elle n’est qu’une pièce rapportée de la bibliothèque, sur le principe de la trinité bibliothéconomique traditionnelle : secteur adulte, secteur jeunesse et secteur disque. Il est important que la discothèque devienne un carrefour d’intégration des publics et des supports ; c’est en effet le lieu que les adolescents continuent à fréquenter même dans les périodes où ils abandonnent la lecture, et c’est aussi le lieu qui accueille déjà d’autres médias. Or les bibliothèques devront bientôt se poser la question de lieux où le livre ne serait plus dominant. Ne va-t-on pas vers des médiathèques où la transmission de l’information se fera autrement que par l’écrit, des médiathèques où il n’y aurait que quelques livres ?

Ces interventions, qui replaçaient les discothèques dans leur histoire, ont permis aux discothécaires de suivre l’évolution de leurs services et de mesurer les conséquences de cette évolution sur leur pratique professionnelle.

Du discothécaire...

C’est sur leur pratique professionnelle qu’Alain Cambier les interpelle et aussi sur le terme de discothécaire qu’il récuse au nom de l’unité de la profession de bibliothécaire. Dans une intervention pleine de verve, voire un peu provocatrice, il propose d’abord quelques définitions de l’animation, sous la forme d’interrogation : est-ce tout ce qui n’est pas bibliothéconomique ? Est-ce tout ce qui s’agite et fait plaisir au bibliothécaire ? Est-ce faire à tout prix « quelque chose », y compris des expositions que personne ne voit ?

Plus sérieusement, il affirme qu’il s’agit de favoriser l’accès le plus large à la culture, sans essayer d’avoir le plus de monde possible, mais en améliorant l’accueil. Ce résultat sera atteint par une ouverture sur les autres services et sur les autres institutions : conservatoire et écoles où les échanges de compétences seront profitables à tous. Il faut aussi être proche des associations et des groupes musicaux pour ne rien ignorer de la production locale. Enfin, il lui semble plus fructueux de s’intégrer à de grands programmes d’action culturelle entre divers partenaires plutôt que d’organiser seul des opérations au rabais.

...au médiateur

Jacky Vieux, directeur des affaires culturelles de la Ville de Givors, se plaçant dans le seul cadre des médiathèques municipales, propose de redéfinir les missions et les fonctions des discothécaires dans le cadre d’une politique culturelle.

La nouvelle approche, par les collectivités locales et par l’Etat, des situations sociales inégalitaires et l’affirmation de la nécessité d’une politique pour corriger cet état de fait induit que le service public ne se limite plus à proposer des conditions d’accès égales pour tous, mais qu’il lui faut offrir des conditions d’insertion aux publics fragilisés : les jeunes et les populations d’origine étrangère, notamment. La situation un peu exceptionnelle dont le secteur culturel a bénéficié dans les années 80, en jouant ce rôle d’aide à l’insertion, n’est plus d’actualité en période de difficultés budgétaires. Désormais, les élus attendent que les actions s’articulent et convergent en un effet de dynamique territoriale. Ces convergences nécessitent que le discothécaire accepte les trois fonctions d’agent, d’acteur et de promoteur et qu’il partage avec ses partenaires du secteur scolaire ou musical la collaboration de projets et la responsabilité partagée de leur réalisation. La médiathèque devient alors un des éléments d’une stratégie dont les enjeux excèdent la simple diffusion culturelle et le discothécaire contribue à établir le diagnostic de la situation socioculturelle locale.

Combien de discothécaires souhaiteraient entendre ce discours de leurs autorités de tutelle, mais combien aussi s’interrogent sur leurs capacités à assumer de telles missions dans une période d’incertitudes alarmantes sur l’avenir de la formation professionnelle ?

Les formations

L’intervention sur la formation ne laissa personne indifférent, l’assistance sachant combien la disparition du CAFB option discothèque a laissé la formation dans un « superbe nulle part ».

Désormais, les spécialisations musique, notamment en formation continue, sont pour beaucoup prises en charge par des associations. Sur ce plan, les régions Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte-d’Azur sont favorisées par la présence des associations VDL et OPERA qui s’efforcent toujours de travailler sur convention avec le CNFPT (Centre national de la fonction publique territoriale) pour rendre l’accès aux stages plus faciles.

Cependant, de nombreux personnels soulignent leurs difficultés à obtenir des autorisations de départ en formation, les collectivités ayant trop tendance à trouver les formations musique élitistes et donc à les juger superflues. La présence aujourd’hui d’un responsable des formations musique à Médiat doit être considérée comme une étape importante, dans la mesure où elle prouve une prise en charge institutionnelle et donne une garantie de sérieux. Le développement des formations se heurte aussi à un manque criant de formateurs : à l’IUT Métiers du livre de Grenoble, une absence de personnel formateur en catalogage de documents sonores et de musique imprimée ou d’initiation à l’indexation Rameau empêche le véritable développement d’une option.

En ce qui concerne la formation de l’encadrement, la situation n’est guère plus brillante : pour l’accès au concours d’entrée à l’ENSSIB, aucune reconnaissance de spécialisation musicale antérieure n’est prise en compte ; quant à la formation elle-même, elle ne reconnaît à la musique qu’une simple place d’option. Pour l’avenir, l’espoir viendra, peut-être, de diplômes universitaires post-DUT (diplôme universitaire de technologie), dans l’esprit du projet sur lequel souhaitent travailler Médiat et le département information-communication de l’IUT de Grenoble, après l’ouverture récente d’un enseignement spécialisé sur la littérature et les bibliothèques pour la jeunesse.

Diverses interventions ont fourni de nombreuses références d’ouvrages, de centres d’information ou de banques de données. Ainsi l’IRMA (Institut de recherche sur les musiques actuelles) et l’ARDIM (Association régionale de diffusion et d’information musicales) auront-ils vraisemblablement de nombreuses demandes d’information dans les mois qui viennent.

Frontière fragile

La présence de Laurence Languin, responsable de la bibliothèque du CNSM (Conservatoire national supérieur de musique) de Lyon, et l’évocation de son parcours professionnel furent un bon exemple de la fragilité de la frontière entre le métier de discothécaire et celui de bibliothécaire musical gérant un fonds spécialisé. Elle a été discothécaire à la bibliothèque municipale de Colombes, ville de 80 000 habitants, une des premières en France à posséder un véritable secteur musique. En 1989, on y comptait 30 000 phonogrammes, 2 000 partitions que 2 000 adhérents empruntaient à raison de 100 000 prêts annuels. L’informatisation était effective dès 1981, et les documents traités selon leur contenu et non leur support. Un travail approfondi sur le catalogage des disques et des partitions a permis à la discothécaire d’accéder sans heurts à une bibliothèque de conservatoire.

Laurence Languin soulignait qu’en prenant la responsabilité d’un fonds très riche (donation par Nadia Boulanger du fonds Lili Boulanger entre autres), elle n’a pas eu l’impression de changer de métier. Ce fonds qui compte 35 000 documents, dont 2 500 CD, est pour l’essentiel en prêt, mais une importante salle de consultation sur place met à la disposition du public lyonnais de nombreux ouvrages de référence. L’informatisation du catalogue aurait pu permettre des échanges de notices avec le réseau de lecture publique, mais le choix du format Intermarc, plus conforme aux besoins d’un fonds musical spécialisé, freine actuellement ces possibilités d’échanges, la plupart des bibliothèques publiques utilisant le format Unimarc.

Quelques exemples de réseau informatisé incluant le Conservatoire, les écoles d’Art, les musées, sont cités dans d’autres agglomérations : à Saint-Etienne, le réseau Brise ; à Caen et Grenoble où les catalogues sont communs, tout comme la carte d’adhérent. Les collaborations commencent donc à exister, mais il est rappelé que les lieux de rencontre institutionnels entre discothécaires et bibliothécaires de conservatoire manquent. Pourquoi les discothécaires n’adhéreraient-ils pas à la sous-section ABF des bibliothèques musicales, la sous-section discothèques ayant disparu ?

Les musiques traditionnelles

L’exposé d’Eric Montbel, directeur du Centre des musiques traditionnelles en Rhône-Alpes, passionna un auditoire avide de références, dans un domaine où il en existe si peu. Après avoir évoqué l’histoire de la collecte des musiques traditionnelles, destiné au départ à la sauvegarde, il donna une liste tout à fait complète des publications désormais accessibles. L’annonce de la reprise de l’Atlas sonore sur CD-Rom, accessible sur Internet depuis décembre 1995, réjouit tout le monde. Les missions qu’il définit pour son centre – recherche, formation, diffusion et publication –, ont permis d’élargir le débat. Parmi les bibliothèques représentées, seules Roubaix et la bibliothèque départementale de Haute-Garonne disent recueillir une partie de la production musicale locale.

Au bout de ces deux journées bien remplies, Michel Melot effectuait une synthèse en forme de conclusion. Il posa la question, non apparue au cours des débats, de l’accessibilité des discothèques aux aveugles, très demandeurs dans le domaine de la musique : seuls les équipements de Bordeaux, Chambéry et Caen apportent une réponse positive. Il disait ensuite sa surprise de constater les difficultés qui persistent pour établir de véritables complémentarités entre bibliothèques publiques et conservatoires. Ces difficultés sont-elles structurelles ou techniques ? La grande pauvreté généralisée des fonds de musique imprimée n’est-elle pas partiellement en cause ? La présence de Gilles Lacroix, chargé de mission pour le livre, permettait d’interpeller la DRAC (Direction régionale des affaires culturelles) sur l’éventualité de demandes de subventions conjointes pour l’achat de partitions. La réponse pourrait être favorable. Quant au problème de la formation, il serait largement amélioré par la création de ce diplôme universitaire post-DUT déjà évoqué. Ces nouvelles positives permettaient de clore les journées dans l’optimisme.