Tableaux de famille
Bernard Lahire
La famille joue un rôle déterminant dans la réussite scolaire de l'enfant. Probablement. Malgré la démocratisation de l'enseignement, les enfants qui appartiennent à un milieu dit « favorisé » continuent d'avoir plus de chance de réaliser une scolarité heureuse que leurs camarades issus de milieux populaires. Sans doute.
De ces deux propositions, la première relève de l'intuition et du bon sens et demande à être précisée ; la seconde s'appuie sur des données statistiques quasiment irréfutables dans leur globalité, tandis que le destin scolaire qu'elle dessine à une vaste population enfantine se trouve contrarié par la réussite (ou l'échec), contre toute attente, de quelques itinéraires singuliers.
Le rapport à l'école
L'ouvrage de Bernard Lahire permet de comprendre comment, au sein d'une famille, même peu dotée, voire démunie de capital culturel légitime, un enfant parvient cependant à construire un rapport positif à l'école. Pour son étude, il a choisi vingt-sept élèves de CE2, dans des établissements appartenant à des ZEP (zones d'éducation prioritaire) de la banlieue lyonnaise. Les familles sont caractérisées par le faible capital scolaire du chef de ménage, dans la plupart des cas d'origine étrangère et souvent maghrébine, et une situation économique modeste (ouvrier, employé non qualifié...). Parmi ces élèves, une moitié éprouve manifestement des difficultés à l'école, l'autre obtient de bons et même d'excellents résultats. A milieu socioprofessionnel et conditions de vie équivalents, où situer les raisons de ces différences dans la scolarité des enfants ?
Traiter des ensembles de pratiques et de discours
L'un des points forts du travail de Bernard Lahire est de montrer qu'il n'existe pas une ou des causes explicatives suffisantes et nécessaires. Un paramètre isolé ne dit rien de la réalité sociale.
Il faut reconstituer le contexte familial spécifique dans lequel l'enfant est socialisé ; il faut aussi confronter les normes de comportement et les valeurs qui lui sont inculquées aux qualités intellectuelles et morales exigées de l'élève par l'institution scolaire. Apparaissent alors les cohérences ou dysfonctionnements d'un système à l'autre, les tensions au sein de la famille entre différents modèles éducatifs, le tout constituant un faisceau articulé des causes de l'échec ou de la réussite.
Le principe méthodologique est donc de ne jamais isoler un facteur, mais de traiter des ensembles de pratiques et de discours pour dégager leur logique interactionnelle plus ou moins élaborée et conséquente.
Ainsi, chaque « configuration familiale » (« combinaison spécifique de traits généraux »), prenant en compte les relations de l'enfant avec les parents, la fratrie et divers membres de la famille élargie qui jouent un rôle dans l'élaboration du profil scolaire, est analysée à partir de cinq thèmes : les formes familiales de la culture écrite, les conditions et les dispositions économiques, l'ordre moral domestique, les formes d'exercice de l'autorité familiale et les modes familiaux d'investissement pédagogique.
Le traitement de chacun de ces thèmes permet la reprise sous divers angles du problème central de l'ouvrage : les modalités d'acquisition et de transmission du capital culturel (il vaudrait peut-être mieux dire capital scolaire). Deux questions complémentaires (qu'il est bien possible d'extrapoler au-delà de l'étude des milieux populaires) permettent de cerner ce problème : en dépit d'un contexte objectivement peu favorable (parents analphabètes, maîtrisant mal le français, incapables de suivre les acquisitions en « ‘contenu » de savoir de leurs enfants), comment expliquer la réussite scolaire de certains élèves ? A l'inverse, pourquoi certains enfants dont les familles paraissent mieux « dotées » sont-ils en échec ?
Les conditions sociales de la transmission
Contre une représentation par trop mécaniste de la transmission du capital culturel (scolaire), Bernard Lahire affirme la nécessité de réfléchir aux conditions sociales (relationnelles) de cette transmission.
En effet, pour que celle-ci ait lieu, il faut former un héritier disposant des schèmes mentaux, des « habitus » qui le rendent apte à le recevoir, se l'approprier et le faire fructifier pour le transmettre à son tour (à quoi l'enfant s'exerce fort tôt en jouant à la maîtresse ou en surveillant les devoirs des plus jeunes, par exemple). Pour ce faire, il est nécessaire que les agents de transmission donnent de leur personne, soient réellement présents et constants dans leur attention (un père grand lecteur, mais peu présent au foyer ne communiquera pas automatiquement sa passion du livre à son fils, d'où l'importance des mères comme médiatrices culturelles). Il faut encore que l'ethos familial, c'est-à-dire l'ensemble des valeurs que l'enfant incorpore, soit compatible avec celui de l'école. On repère au fil des analyses deux modèles de socialisation, un modèle « hédoniste » (ou spontanéiste) et un modèle « ascétique », le second proposant à l'enfant un cadre de construction identitaire bien évidemment plus favorable à la réussite scolaire que le premier. Autodiscipline et rationalisation du temps, deux traits de l'ethos familial qui, intériorisés par l'enfant, se convertissent en atouts scolaires. Aucun « type de famille » ne paraît plus propre qu'un autre à construire cet ethos. Il apparaît au sein de configurations caractérisées par une certaine stabilité affective, la convergence des principes de socialisation (la fermeté des repères assure la possibilité de gérer le temps, de se projeter dans l'avenir), la capacité d'expliciter clairement les normes de comportement et d'y conformer sa pratique.
On s'aperçoit que plus importante que les connaissances qu'elle serait en mesure de transmettre (venues d'expériences et de cultures étrangères à l'école élémentaire, ces connaissances restent le plus souvent capital mort), est la place symbolique que la famille fait au savoir scolaire, c'est-à-dire la manière dont elle organise un cadre d'exigences stable, un réseau de solidarité et d'attention autour de l'enfant lettré, lui assure une reconnaissance qui le valorise et, donnant sens et sérieux à son effort, inscrit l'histoire scolaire de l'enfant dans l'histoire collective.
L'enquête de Bernard Lahire est passionnante. L'ouvrage est clair, ses tableaux de famille toujours vivants et construits de telle sorte qu'on ne perde jamais de vue le projet d'ensemble de l'ouvrage, qui est l'explication de phénomènes longtemps négligés par la sociologie, parce que statistiquement non significatifs. L'ouvrage montre que l'étude des exceptions apporte parfois plus à la compréhension de la réalité sociale que la simple répétition des effets de la règle. Il resterait à lancer une enquête similaire sur les échecs scolaires en milieu à fort capital scolaire et à s'interroger sur l'avenir que l'école de la république réserve à ces élèves, qui y souffrent déjà ou s'y révèlent adaptés et brillants, auxquels l'ouvrage a su nous intéresser et nous attacher.