« Littérature, écriture, lecture »

par Martine Poulain
Le Débat. Septembre-octobre 1995, numéro. 86. Paris : Gallimard - 192 p. ; 26 cm. ISSN 0246-2346. 84 F

Le Débat interroge régulièrement l'évolution de la création artistique et littéraire en France et s'intéresse, avec tout autant d'assiduité, aux grands projets divers et variés, Louvre, ex-« TGB », etc. La livraison de septembre-octobre 1995 s'inscrit dans cette série. Le lecteur pourra y lire la prose, toujours lumineuse, de George Steiner et y méditer un dossier intelligent sur « les métamorphoses du livre et de la lecture », liées à l'avènement démultiplié de l'écrit sur écran.

Une lecture bien faite

George Steiner, dont l'érudition est aussi grande que la désespérance, s'interroge, avec moins de noirceur que de coutume toutefois, sur ce qu'est la lecture au XXe siècle. Allant droit à l'essentiel, il constate l'extrême diversité des « effets » de lecture : mettant en parallèle les lectures, effectuées à la même époque et parfois sur les mêmes objets, de Thomas Mann et du « caporal Hitler », George Steiner conclut : « L'un écrira des livres que l'autre va brûler ».

Comment, après cela, penser une « lecture bien faite » ? Ce n'est pourtant pas à une réflexion sur lecture et politique qu'invite ensuite George Steiner, mais, plus classiquement, à un passage en revue de la multiplicité des mobilisations intérieures que nécessite et entretient la lecture littéraire. Soulignant la « stricte impossibilité en littérature d'une lecture formellement et substantivement complète, exhaustive, finale », il précise : « Toute lecture reste provisoire et tangentielle... nous nous approchons de plus en plus des vies du sens du texte sans jamais les cerner entièrement... ». Revenant d'une certaine manière à son exemple initial, George Steiner, en cela d'accord avec les sociologies de la lecture, écrit : « Cette approche, reprise à chaque lecture ou relecture, comme neuve à chaque tentative du simple fait des changements dans la vie, dans la sensibilité, dans les conditions matérielles et psychologiques du lecteur, vient précisément du monde hors texte et c'est vers ce monde que le texte se tourne s'il cherche à communiquer, s'il veut être autre chose qu'énigme ou non-sens ; avant de conclure, à propos des défis que pose à la lecture notre modernité problématique : « Un bon professeur est toujours malade d'espoir. Un bon lecteur aussi ».

Lire sur écran

Les articles consacrés à la lecture sur écran sont eux aussi intéressants. Plus loin dans la livraison, Régis Debray s'interroge (c'est une évolution notable dans les réflexions de ce chantre de la médiologie) sur les différences fondamentales entre le codex et l'écran. Un écran qui représente une rupture essentielle avec les traditions intellectuelles fondatrices de l'Occident et qui rendra peut-être plus difficile, en tout cas différente, la croissance de petits Sartre qui n'ont « jamais appris à lire », justement parce que le livre a toujours été déjà là. Résumant ses interrogations, Régis Debray écrit à propos de l'écran : « La double perte des amarres, politique et symbolique, du navigant post-moderne laisse rêveur. Un réseau tous azimuts sans point fixe, un espace privé de centre, un temps privé de fin, dans un océan de signes sans rivages, ni ports d'attache, sans marqueurs d'espace, cet horizon de haute mer signale pour certains une formidable émancipation, par disparition des vétustes transcendances ». Rien n'est moins sûr, craint finalement notre médiologue.

« L'écran informatique est une nouvelle machine à lire », estime Pierre Lévy, qui est aujourd'hui le chercheur français ayant avancé les réflexions les plus intéressantes sur ce thème. L'écran suppose des lecteurs plus actifs que ceux confrontés à l'imprimé, leur laisse une autonomie plus grande. L'écrit sur écran, avec l'hypertexte et les réseaux, est désormais « un texte mobile, kaléidoscopique, qui présente ses facettes, tourne, se plie et se déplie à volonté devant le lecteur ». Les frontières entre lecture et écriture deviennent alors moins nettes, en même temps que les deux subissent une mutation profonde.

Quatre mousquetaires de la numérisation à la BNF font part de leurs réflexions. Yannick Maignien, dans un joli texte intitulé, Lector ex machina, précise les nouvelles modalités de lecture induites et autorisées par le concept de poste de lecture assistée par ordinateur. Ce nouveau lecteur peut « parcourir la linéarité des bibliothèques mais aussi la profondeur virtuelle ouverte par les liens multiples qui sont attachés aux contenus et aux structures des documents », ceux-ci étant alors « déconnectés de leur source physique ». Ce type de lecture suppose de « nouvelles exigences de mémorisation et de repérage culturel » et une « socialisation à redéfinir » : « au « couplage structurel » entre le lecteur et le livre, ce qu'on appelle la lecture, il faut réinventer un nouveau couplage, un système lectoriel, entre l'homme et le réseau, plus socialisé, plus universel, plus mémoriel, plus politique assurément ».

Scripta volant

Michel Melot ferme cet intéressant dossier. L'ère séculaire du scripta manent est pour une part révolue. Elle est conjuguée aujourd'hui en parallèle avec une autre, celle du scripta volant. Et Michel Melot de rappeler certaines des formes que prennent aujourd'hui ou pourront prendre ces écrits volants : journaux électroniques, textes de référence, outils pédagogiques, échanges entre les chercheurs, reproduction à la carte d'ouvrages épuisés. Il s'ensuit, nécessairement, une profonde mutation des pratiques de lecture et d'écriture : « Nos habitudes d'écriture et de lecture ne sortiront pas intactes de la pratique électronique. Nul ne peut prédire les usages qui en résulteront de façon durable, mais nul ne peut plus douter qu'ils toucheront les formes mêmes de l'intelligence, puisqu'il s'agit, précisément, de créer de nouveaux liens entre les signes ». D'où, pour Michel Melot, l'effondrement de trois dogmes : celui qui oppose l'écriture et l'image - la première se déclinant de plus en plus « en mode image », et l'image elle-même « s'écrivant » de plus en plus ; celui qui considère le texte comme un espace canonique - celui-ci se révélant, avec les usages électroniques, de plus en plus malléable et instable ; celui qui affirme la linéarité du texte - largement contredite par les usages hypertextuels en tout genre qu'autorise l'électronique ; celui, enfin, qui oppose lecture et écriture, ces deux pratiques étant beaucoup moins étanches, voire confondues sur les réseaux.

La recomposition qui s'ensuit dans les identités et fonctions professionnelles concernées est évidemment à la mesure du bouleversement annoncé. Les éditeurs vont-ils devenir diffuseurs ? Les bibliothécaires éditeurs ? Les diffuseurs éditeurs ? Les lecteurs auteurs ? C'est l'ensemble des missions des uns et des autres, leur place dans un espace public lui-même modifié, qui sont ici remises en cause, à redistribuer. Et comme au bout de la chaîne, il y aura toujours des lecteurs, une chose est certaine, estime Michel Melot : ceux-ci auront encore besoin de guides, les plus fringants des « internautes » ayant eux-mêmes besoin d'instances de régulation, qui les reposent des risques d'épuisement provoqués par ces flots ininterrompus.

Bibliothécaires, à vos vaisseaux spatiaux ! La période requiert toute votre attention et toute votre capacité d'invention...