L'iFLA à Istanbul

Martine Poulain

La dernière conférence de l'IFLA s'est tenue au mois d'août à Istanbul en Turquie. L'ensemble des contributions fut de bonne qualité, notamment celles consacrées aux évolutions technologiques, Internet bien sûr, mais plus généralement aux enjeux de l'écrit électronique. La prochaine livraison du BBF reviendra d'ailleurs sur ce sujet et accueillera une communication faite à ce Congrès par Maurice Line. Mais place pour l'instant à un rapide tour d'horizon consacré à la situation des bibliothèques en Turquie, pays de 800 000 km2 et 61 millions d'habitants, qui demande depuis plusieurs années son adhésion à l'Union européenne.

Bibliothèques publiques

Les bibliothèques publiques de Turquie sont administrées centralement par la Direction générale des bibliothèques au ministère de la Culture, rappelle Tülin Saglamtunç, du département de bibliothéconomie de l'Université d'Ankara. Les bibliothèques publiques sont au nombre de 1 184, assistées de 77 bibliobus. Elles abritent plus de dix millions de volumes. Dans toutes les bibliothèques publiques, qui servent aussi de bibliothèques scolaires, il existe une section pour enfants. Le nombre total d'utilisateurs serait, selon le professeur Saglamtunç, de plus de 23 millions, chiffre hautement improbable et qui représente certainement les entrées et non les usagers. Ankara possède sans doute les plus modernes bibliothèques publiques de Turquie.

L'accès aux bibliothèques est gratuit. Les bâtiments sont l'oeuvre du ministère de la Culture et de celui des Travaux publics : le projet est standard, partout le même, quels que soient le climat et les conditions géographiques ou culturelles de la région considérée. Quelques préfabriqués ont été installés dans les zones rurales, avec succès. Les nouveaux bâtiments offrent un auditorium, une salle d'histoire locale, des espaces pour les enfants et pour les jeunes, et, bien sûr, pour les adultes. Les collections sont généralement en libre accès, classées selon la classification Dewey. Les bibliothèques publiques, si l'on en croit ce que dit entre les lignes Tülin Saglamtunç, ne sont pas souvent gérées par des professionnels, ceux- ci préférant des postes plus attractifs dans les bibliothèques universitaires ou spécialisées. Il n'y a pas de loi sur les bibliothèques publiques et les normes de l'IFLA sur ce type de bibliothèques ne sont pas appliquées.

Illettrisme et lecture

Selon Bengu Capar, de l'Université d'Ankara, 11 % des Turcs étaient alphabétisés en 1927 ; c'est le cas aujourd'hui de plus de 80 % de la population. Les analphabètes représentent 9,5 millions de personnes, les femmes l'étant plus que les hommes. Bien sûr, c'est la population rurale qui est encore plus souvent illettrée. L'imposition de l'alphabet latin en 1927, les efforts éducatifs de cette période ont beaucoup contribué à la diminution de l'analphabétisme en Turquie. Du côté de l'édition, l'auteur estime que plus de 12 millions de livres ont été publiés en 1992. Le tirage moyen est de 2 000 exemplaires. Il existe treize journaux importants en Turquie, qui totalisent 3,7 millions d'exemplaires. Une situation qui, sans être mauvaise, doit être encore améliorée, estime Bengu Capar.

Bibliobus et bibliothèques scolaires

Il existe 77 bibliothèques circulantes en Turquie, ce pays dont 41 % de la population est rurale. La première bibliothèque circulante fut mise en service en Anatolie centrale et était tirée par un âne... Jusqu'en 1968, ânes, mules ou chevaux desservirent les 36 villages concernés. Puis, on eut recours à l'automobile. A partir de 1963, le gouvernement planifia l'installation de bibliothèques circulantes dans un certain nombre de régions : il en existait 10 en 1975, 45 en 1990, 77 aujourd'hui. Les progrès semblent en effet rapides : 882 points de desserte en 1990, 1 533 en 1994. Deux personnes sont présentes dans le bibliobus : le chauffeur et un non-professionnel. Les collections émanent des bibliothèques publiques qui proposent le service de bibliobus. Le nombre d'inscrits en 1994 s'élevait à 132 528. La première loi sur l'Education en Turquie fut promulguée en 1924 et révisée en 1973 et 1983. Les premières bibliothèques scolaires furent créées en 1962. En 1982, on décida de former des bibliothécaires scolaires. Selon H. Inci Onal, de l'Université d'Ankara, chaque école turque aurait aujourd'hui sa bibliothèque et les projets prévus par le ministère de l'Education nationale visent à en améliorer la qualité et l'offre, notamment quant aux nouvelles technologies.

La littérature pour enfants

La littérature pour enfants naît en Turquie durant la première moitié du XIXe siècle. L'influence de la France et de l'Europe est alors importante auprès des auteurs, qui traduisent La Fontaine, Robinson Crusoè, les Voyages de Gulliver, Jules Verne. Certes, estime Fatih Erdogan, des auteurs turcs, tel le poète Nabi, étaient lus aux enfants, qui entendaient aussi des contes, des récits oraux en tout genre. Le premier magazine pour enfants vit le jour en 1869. La République naissante encouragea fortement les textes valorisant son idéologie, tels ceux mettant en scène un valeureux guerrier. Après la Seconde Guerre mondiale, l'auteur le plus populaire fut Kemalettin Tugcu ; puis, dans les années 75, des auteurs « de gauche », illustrant la « lutte des classes », eurent du succès. Ces auteurs furent interdits par le coup d'Etat de 1980.

Aujourd'hui, selon le Turkish Books in Print, il existe 821 éditeurs en Turquie, dont 60 publient des livres pour les enfants. Les livres pour enfants étaient de 3 300 en 1992, 5 200 en 1994. Le nombre de coproductions avec d'autres pays augmente, ce qui ne va pas sans poser de problèmes, vu les différences de fonctionnement éditorial entre la Turquie et certains de ses partenaires. Pour finir, l'auteur déplora le règne de l'image et le manque de promotion du livre autre que scolaire par le système éducatif turc.

Internet dans les bibliothèques ministérielles

La Turquie est raccordée à Internet depuis avril 1993. En 1994, les utilisateurs se répartissaient ainsi : 51 % d'utilisateurs privés, 15 % d'institutions ministérielles, 13 % d'établissements commerciaux, 13 % d'universités. Dix des 25 bibliothèques ministérielles sont connectées, quatre le seront bientôt. Les problèmes rencontrés lors de ces mises en place concernent : le manque de lien entre les bibliothèques et les institutions dont elles dépendent ; l'insuffisance des budgets ; les difficultés climatiques et géographiques et leurs conséquences sur les investissements techniques ; la qualité déficiente de certaines infrastructures techniques ; la qualification parfois insuffisante des personnels. Il devient urgent, selon les auteurs, de déterminer une politique générale d'Internet. Ceux-ci proposent qu'une agence nationale soit en charge de la définition d'une telle politique, qui déterminerait les infrastructures et les équipement nécessaires, planifierait le développement, traiterait des problèmes juridiques, coordonnerait les initiatives, etc.

Des cartes sous haute surveillance

Des bibliothèques existaient en Turquie dès le IXe siècle avant même l'Empire ottoman, précise Ozgül Sürmeli. La première bibliothèque d'Istanbul fut constituée par le déménagement des livres du Sultan Mehmed II de Manisa à Edirne, puis à Istanbul. Les bibliothèques de cités comme Istanbul, Ankara ou Izmir ont des fonds de cartes importants. Dans la plupart des cas, il n'est pas possible de les consulter, la réglementation étant sévère et limitée à quelques professions, tels certains industriels, les propriétaires de mines, les ingénieurs des forêts, etc. Les cartes éventuellement vendues sont précisément comptées ; si leurs nouveaux propriétaires les perdent, ils peuvent être emprisonnés. Les collègues de la section des Cartes et plans de l'IFLA ont eu un aperçu de cette surveillance, puisqu'ils ont eu le plus grand mal à voir des cartes turques. Sans doute parce que les problèmes de frontière sont plus que sensibles... Des atlas et des cartes touristiques peuvent cependant être achetés ou consultés dans les bibliothèques universitaires, publiques, scolaires.

Problèmes d'indexation

La plupart des bibliothèques de recherche turques utilisent le répertoire de la Bibliothèque du Congrès pour leur indexation matière. La traduction et les extensions nécessaires ont été faites. Ceci ne va pas sans poser quelques problèmes, estime Gülbün Baydur, de l'Université d'Ankara : incomplétude de tout ce qui concerne la culture turque ; traduction de l'anglais parfois approximative ; manque de termes adéquats pour les bibliothèques spécialisées. Ces lacunes ont conduit certaines bibliothèques, comme la Bibliothèque nationale d'Ankara, à adopter un catalogage matière issu des listes systématiques Dewey ou CDU, ce qui est bien sûr très critiquable. Dans certaines bibliothèques informatisées, on préfère se référer aux mots du titre ou des résumés. Depuis 1992, le service d'information du Conseil de la recherche scientifique et technique fournit des services bibliographiques et propose un certain nombre de bases de données dont l'indexation est faite avec des termes traduits du thésaurus du Centre japonais pour la science et la technologie. La traduction est contrôlée par un expert. L'indexation est donc en Turquie dans une phase de transition ; l'infrastructure nécessaire à l'établissement d'autorités matière a à être mise en place. Il est essentiel qu'une structure nationale coordonne et contrôle ces traductions et ces tentatives de normalisation.

Publications bibliothéconomiques et bibliothèques nationales

L'Association des bibliothécaires turcs fut créée en 1949 et la formation professionnelle commence en 1952, précise Dogan Atilfan. Trois universités offrent aujourd'hui des formations en bibliothéconomie. La revue de l'Association des bibliothécaires turcs existe depuis 1952. La Bibliothèque nationale publie elle aussi une revue (The National Library News) et le Département de bibliothéconomie de l'Université d'Istanbul publie depuis 1987 The Journal of Librarianship.

Enfin, Altinay Sernikli, présidente de la Bibliothèque nationale de Turquie et grande organisatrice de ce Congrès, exposait, dans un article très documenté, la situation des bibliothèques nationales des pays voisins de la Turquie. Elle distingue deux groupes. Un premier groupe formé d'Etats qui, ayant eu de fortes relations avec le monde occidental jusqu'au XVIIe siècle, se sont refermés sur eux-mêmes au cours des 70 dernières années : ainsi des anciennes républiques de l'Union soviétique que sont l'Azerbaïdjan, le Turkménistan, le Kazakhstan, etc. Le second groupe est formé d'Etats qui ont réussi à préserver leur héritage national : il est formé de pays comme la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie. Dans le premier groupe de pays, vivent des communautés turques importantes. Et l'auteur de décrire les principales collections de ces « républiques turques » et des bibliothèques du deuxième groupe.

La Bibliothèque nationale turque avait été sise par Ataturk à Izmir. Le dépôt légal est créé en 1937. La Bibliothèque nationale s'est installée dans un nouveau bâtiment en 1983. C'est un espace de 50 000 m2. Depuis octobre 1993, un centre informatique y est ouvert et 75 % de la collection ont été transférés sur support magnétique. Le catalogue est en Unimarc et la classification est la Dewey. Un service de CD-Rom existe depuis 1989. Le fonds de la Bibliothèque nationale d'Ankara s'élève à 1,2 million d'ouvrages, dont 20 000 manuscrits. Et l'auteur de conclure son très intéressant exposé par un étonnement devant le fait que tous ces pays, bien qu'ayant eu une riche tradition de livres et de bibliothèques, ne dispose de bibliothèques nationales que depuis 50 ans. Ajoutons un autre étonnement : l'auteur oublie certains pays, pourtant voisins, comme l'Arménie ou la Grèce et d'autres, pourtant partie du Moyen-Orient, comme le Liban, entre autres. On espère ne pas y voir des oublis volontaires.

Défendre la liberté d'expression

De même qu'on peut s'étonner d'un autre fait. Deux motions, l'une scandinave, l'autre américaine souhaitaient que l'IFLA prenne position sur la question des droits de l'homme en Turquie, connue pour ses violations aux principes de la liberté d'expression, envers des éditeurs, des journalistes, des écrivains, et envers la population kurde. Ces deux motions n'étaient évidemment pas vues d'un bon il par les organisateurs turcs. Est-ce une raison pour que la discussion sur les droits de l'homme au sein de l'IFLA ait été repoussée au congrès de Copenhague, dans deux ans (il est certain alors que toutes les résolutions concernant les droits de l'homme pourront être prises dans un consensus général et... si facile), et que lesdites motions n'aient pas été présentées lors de la séance de clôture, comme il est d'usage ? L'IFLA - qui avait d'ailleurs invité Frances D'Souza, présidente de l'organisation de défense de la liberté d'expression, Article XIX - est une fédération d'associations : les motions peuvent être approuvées ou refusées ; elles doivent pouvoir être présentées. L'organisation d'un congrès international de bibliothécaires dans un pays qui manque au respect de la liberté d'expression (URSS, Cuba, Turquie au cours des seules dernières années) ne peut se concevoir que si, à la reconnaissance qu'apporte au pays considéré une telle manifestation, s'ajoute le droit (ou même le devoir), pour les associations et personnes membres d'une organisation non gouvernementale, qui plus est vouées professionnellement à la défense de la liberté de l'écrit, de critiquer les manquements du pays hôte.

Sinon, comment justifier le choix de Pékin, où la conférence de l'IFLA doit se dérouler en 1996 ?