Légitimité professionnelle et modèles d'excellence
le bibliothécaire et l'usager
Anne-Marie Bertrand
A partir d'une étude menée par la BPI sur le travail d'interaction entre le bibliothécaire et l'usager, cet article présente les modèles d'excellence des bibliothécaires dans cette activité : le modèle « professionnel » qui met l'accent sur l'expertise documentaire, le modèle « guide » qui privilégie la qualité de la relation. Chacun de ces modèles désigne, en regard, un modèle d'usager idéal, le « bon élève » et le « néophyte perdu ». Chaque modèle se fonde sur des objectifs et détermine des pratiques et des investissements différents. A ces deux modèles principaux, s'ajoutent des modèles secondaires et des contre-modèles : où l'on voit que l'identité professionnelle des bibliothécaires n'est pas univoque.
From a study by the Bibliothèque publique d'information about the interaction between the librarian and the user, this article gives the models of excellence of the librarians for this activity : the « professional » model, which puts the stress on the documentary expertise, the « guide » model which gives greater place to the quality of the relation. Both point out the image of an ideal user, the « good pupil » and the « lost neophyte ». Each model bases itself on objectives and defines different practices and contributions. Secondary models and counter-models can also be found : then the professional identity is not univocal.
Nach einer Untersuchung der Bibliothèque publique d'information (öffentliche Informationsbibliothek) über die Interaktion zwischen Bibliothekaren und Benutzern stellt dieser Aufsatz die Musterbeispiele vor, die sich die Bibliothekare bei dieser Tätigeit vorschlagen: das « berufliche » Beispiel, das die dokumentarische Expertise betont, und der « Lehrmeister », der die Qualität des Verhältnisses vorzieht. Jedem Beispiel steht ein Musterbenutzer gegenüber, bzw. der « geborene Schüler » und der « verblüffte Laie ». Jedes Beispiel besitzt seine eigene Zwecke und bestimmt verschiedene Benehmen und Einsätze. Auf untergeordnete und Gegenmuster verfügt man auch neben diesen Grundbeispielen, was gelegentlich erweist, daß die berufliche Identität der Bibliothekare vieldeutig sein kann.
Le « service public » 1 occupe entre le tiers et la moitié du temps de travail des bibliothécaires.
Il n’y a pas de formation initiale au « service public », très peu de formation continue et la littérature professionnelle est presque muette à ce sujet.
Ces deux propositions, ainsi juxtaposées, suffisent à expliquer que le Service des études et de la recherche de la BPI ait souhaité mener une étude sur ce sujet. S’y ajoutent deux autres raisons : l’une, qui est la méconnaissance de ce qui se passe entre le bibliothécaire et l’usager pendant le « service public », l’autre qui est l’interrogation, d’ordre identitaire, des bibliothécaires sur leur place dans ces bibliothèques en libre accès, où l’ensemble du dispositif (documentaire et spatial) a pour objet de rendre leur médiation facultative, voire inutile.
Cette étude 2 a été menée par entretiens avec quarante-quatre bibliothécaires, tous grades confondus, effectuant du « service public » dans quatre grosses bibliothèques publiques : la BPI, la médiathèque de La Villette, la médiathèque du Canal à Saint-Quentin-en-Yvelines et la médiathèque Melville à Paris. Ces bibliothèques ont été choisies car elles présentent deux points communs : elles proposent une offre importante en qualité et en quantité ; elles sont sous la pression d’une forte fréquentation. Notre hypothèse de départ était, en effet, que, dans ces bibliothèques où le « service public » se fait en situation d’urgence, voire en situation de crise, des phénomènes deviennent visibles, qui ne pourraient (encore) se constater dans des établissements plus petits et plus calmes, où le tempo de la pratique ne connaît pas d’accélération. En somme, la surexposition due à l’hyperfréquentation rend plus facile le travail d’analyse.
Les quarante-quatre entretiens sont très riches de toutes sortes d’informations, sur la pratique professionnelle elle-même, sur les outils de repérage, sur les relations avec le public, sur la formation, sur les compétences et les qualités mises en œuvre, par exemple. Ici, ce sont les représentations de l’usager et celles du bibliothécaire qui seront spécifiquement évoquées. Car, on s’en doute, la narration et l’analyse des activités d’interaction entre le bibliothécaire et l’usager sont porteuses de messages nombreux, implicites ou explicites, sur le type idéal d’usager et sur le modèle de bibliothécaire qui sont sous-jacents à la pratique professionnelle.
Le bibliothécaire ne renseigne pas seulement l’usager pour l’aider à trouver l’ouvrage ou l’information qu’il cherche, mais aussi parce que cette activité relève d’un objectif de démocratisation culturelle, ou parce qu’elle lui permet de manifester son expertise documentaire. Même si la pratique professionnelle n’est pas que symbolique, mais est au contraire tissée d’une multitude de micro-activités concrètes (montrer, décoder, manipuler, reformuler, se déplacer, expliquer...), elle n’est pas non plus définie par la somme de ces activités finies : l’usager est plus ou moins bien accueilli, reçu et toléré, selon qu’il s’approche plus ou moins d’un modèle relevant des objectifs de la profession, dont les deux axes principaux sont le modèle « professionnel » (l’excellence documentaire) et le modèle « guide » (l’ouverture à tous les publics). Ces deux discours seront explicités ci-dessous, après le premier (chronologiquement et quantitativement) discours qui est celui de la légitimation.
Le discours de légitimation
Les bibliothécaires, interrogés sur la place qu’occupe le « service public » dans leur métier, affichent à peu près unanimement un discours sincère, mais plutôt convenu et verrouillé, sur la sanction que serait le « service public » par rapport au « service interne ».
Voici quelques exemples :
« La BPI sans service public, ça a l’air triste. Quand y’a pas de service public pendant un moment, moi je déprime complètement. Enfin pour moi, le service public, c’est mon moteur. C’est ce qui me donne envie tous les jours de..., enfin on travaille vraiment pour notre public. C’est tellement important, c’est tellement lié au travail quotidien. Enfin je ne vois pas dans quel service les gens ne feraient pas de service public. Partout, on se sent concerné parce que..., qu’on s’occupe de la maintenance, de reliure ou n’importe quoi, c’est important de voir comment ça fonctionne avec le public. C’est essentiel » (BPI).
« Moi, j’aime bien ce rapport avec le public. Maintenant, c’est vrai que..., j’aime bien avoir ce..., j’aime bien ce contact avec le public parce qu’au moins on a un répondant, on sait à quoi sert notre travail » (Saint-Quentin).
« C’est là que ça se passe quand même ! C’est là qu’on voit si cela fonctionne ! On est là quand même pour le public, je veux dire. On n’est pas là que pour son plaisir à monter une collection, ce qui est bien, mais à la faire de telle sorte que le public la reconnaisse » (Saint-Quentin).
« Il y a beaucoup de personnes ici qui sont parties pour des services non publics, pour ces raisons-là, et moi aussi, je commence à avoir la grosse fatigue, mais la justification de notre métier, c’est quand même d’être au service du public, donc, malgré ce que ça nous coûte » (Melville).
« C’est le retour qu’on a du travail en interne, c’est-à-dire que si on n’avait pas eu de service public, on travaillerait en aval ou on ne saurait absolument pas comment sont appréciés... Le travail en interne est quand même complètement..., disons..., suggéré par le service public, les acquisitions, c’est quand même aussi à travers les demandes des lecteurs qu’on les fait... Enfin je pense que c’est... Oui, c’est vraiment une partie tout à fait essentielle du métier (...). Mais là non, je n’aimerais pas ne faire qu’un travail interne et ne plus faire de service public, non pas du tout ! » (La Villette).
Malgré la fatigue ou un certain désenchantement, le travail face au public est toujours valorisé par les bibliothécaires interrogés. Ce discours s’appuie sur l’identité-même des bibliothécaires : le modèle du bibliothécaire érudit comme le modèle du bibliothécaire descripteur (catalographe, bibliographe) ont aujourd’hui disparu au bénéfice de deux nouveaux modèles d’excellence 3 : le modèle « professionnel » et le modèle « guide ». L’un comme l’autre considèrent l’inter-action avec le public comme le temps et le lieu où peuvent s’exprimer leur excellence professionnelle, dans la qualité de la médiation documentaire pour les uns, dans celle de la médiation interpersonnelle pour les autres.
Chaque entretien effectué avec les bibliothécaires dessine, en creux, un modèle type d’interaction et un type idéal d’usager, qui s’ancrent sur un modèle de bibliothécaire. L’ensemble des entretiens dessinent deux modèles distincts, avec des modèles d’interaction et des modèles d’usager différents. On peut sans doute voir dans l’existence simultanée de ces deux modèles l’effet du télescopage entre deux types de bibliothèques publiques 4 : l’un qui serait petit, accueillant, personnalisé, de l’ordre du petit commerce et l’autre qui serait grand, anonyme, autonome, de l’ordre de la grande surface. Certains des paradoxes que l’étude souligne seraient ainsi dus aux contradictions inhérentes à la tentative de gérer en même temps ce qui fait les qualités du petit commerce (être compétent, s’adapter, prendre son temps, accueillir chacun) et ce qui fait nécessité dans les grandes surfaces (expliquer les lieux, gérer les flux, aller vite, accueillir tous). Entre chacun et tous, les bibliothécaires ont fort à faire.
Les deux modèles principaux
Même si, nous le verrons, des modèles minoritaires, voire des contre-modèles existent, deux modèles principaux se dégagent des représentations qu’en donnent les bibliothécaires.
Le professionnel
Dans le modèle « professionnel », le bibliothécaire considère que le plus intéressant dans les tâches qu’il accomplit face au public est le travail d’accompagnement documentaire. Il se dit généralement perturbé par certaines tâches et par (la conduite de) certains usagers.
« Et puis on a des problèmes techniques de photocopieuses qui font que ça met dans des situations conflictuelles quoi, qu’on n’arrive pas à contrôler et qui n’ont rien à voir avec le métier de bibliothécaire » (La Villette).
Les questions d’orientation (où sont les toilettes, où est la sortie, où acheter la carte pour les photocopies, etc.) et les interventions matérielles (faire de la monnaie, remettre du papier dans la photocopieuse, etc.) sont mal vécues. Parce qu’elles sont considérées comme des tâches « parasites » à l’activité normale du bibliothécaire, qui est une activité documentaire.
« Et la bibliographie générale – qui est une chose que j’aime beaucoup bizarrement – euh..., elles [les collègues] n’ont pas le temps d’en tirer profit correctement. C’est pareil pour les encyclopédies, etc. – c’est fou tout ce qu’on arrive à trouver dans les bibliographies et les choses comme ça mais..., c’est des choses que j’aime beaucoup et c’est vrai que..., la plupart du temps on n’a pas l’occasion de se servir de tout ce qu’on peut savoir (...). Mais ça vient aussi beaucoup de la confusion qu’ils font entre les dames du vestiaire et nous. Je n’ai absolument pas de mépris pour les dames du vestiaire, mais je trouve que ce n’est pas sain de laisser une espèce de flou artistique comme ça. J’ai envie des fois de brandir un papier en disant " Je ne m’occupe pas des photocopieuses " ou des trucs comme ça. Du coup, les gens pensent qu’on est un peu là pour ça, pour les photocopieuses, pour faire taire l’abruti. Du coup, ils ne se rendent pas trop compte de ce qu’éventuellement on pourrait leur apporter dans leur recherche, leur faire gagner du temps, leur trouver des choses » (BPI).
La légitimité du bibliothécaire est bien ici sa connaissance des outils documentaires et sa maîtrise de la méthodologie.
Le portrait d’usager modèle que dessine ce bibliothécaire « professionnel » est un modèle désigné dans notre étude comme le « bon élève » 5 : il est poli, attentif, reconnaissant, méritant, s’exprime clairement, se tient à sa place, connaît les codes, respecte le maître (le bibliothécaire)... Il est aussi, d’une certaine façon, le portrait vivant de la nostalgie des bibliothécaires pour les bibliothèques d’autrefois où tous, bibliothécaires et usagers, étaient à leur place et connaissaient leur place.
Le guide
Ce premier modèle de bibliothécaire est accompagné, simultanément, d’un modèle « guide » pour qui prime la qualité relationnelle de l’interaction et non sa qualité documentaire. Expliquer, rassurer, déculpabiliser sont des activités fréquemment évoquées :
« C’est quand même la première rencontre avec le lecteur, et moi je le trouve très important ce bureau, parce que, suivant la façon dont on accueille le lecteur, il va oser aller plus loin dans la bibliothèque » (BPI).
« Parce que moi, je dis très souvent à des lecteurs comme ça, je leur dis : " si vous ne trouvez pas, vous revenez au bureau ". Parce que là je déculpabilise les lecteurs, je les mets à l’aise " surtout revenez ", tout ça, du genre " on vous aime, vous pouvez revenir " » (BPI).
« J’ai un peu plus de mal avec les... mais ça, je fais un gros effort parce que je trouve que c’est le premier contact de la bibliothèque, avec les bandes d’adolescents qui viennent faire leurs devoirs. Il faut tout leur faire mais je mets un point d’honneur à leur expliquer surtout le fonctionnement pour qu’ils puissent ensuite se débrouiller, qu’ils ne soient pas dégoûtés d’une bibliothèque dès le premier jour » (BPI).
L’idée qui émerge de ces entretiens est bien celle de la démocratisation culturelle : gagner un nouveau public à la lecture et aux bibliothèques. Dans ce cadre, le modèle de l’usager va être évidemment tout différent que chez le bibliothécaire « professionnel » : ici, le modèle validé est celui du « néophyte perdu », dont la nouveauté dans le monde des bibliothèques explique et excuse toutes les maladresses et toutes les incompétences.
Modèles et contre-modèles
Ces deux modèles typés de bibliothécaires connaissent, bien entendu, beaucoup de versions mixtes, car ils ne sont pas complètement antinomiques. Un bibliothécaire « guide » fatigué se laissera ainsi aller à l’agacement ou à la gêne devant l’incompétence d’un néophyte :
« Alors bon, il y a les gens qui sont un petit peu lourds, parce qu’on a l’impression qu’il faut les assister complètement, bon ça, c’est pas trop sympathique » (La Villette).
« Où c’est très très gênant, c’est quand on a..., quand vraiment on fait de la formation à une personne qui..., on sait qui aura du mal à..., à se repérer..., qui a eu un niveau d’études... » (Saint-Quentin).
Les codes en usage
Et les deux modèles se rejoignent pour s’émouvoir de la méconnaissance des codes en usage dans les bibliothèques – méconnaissance que l’afflux grandissant du public ne fait qu’augmenter –, alors qu’une bibliothèque en libre accès est très strictement codée, mais avec des codes plus implicites et donc plus difficiles à repérer pour les néophytes que dans les bibliothèques d’autrefois :
« C’est vrai que c’est un peu agaçant quand on sent que la personne n’a absolument pas envie de faire la recherche elle-même, et qu’elle considère qu’elle rentre dans une bibliothèque, et puis la bibliothécaire doit tout savoir : " Donnez-moi ceci, montrez-moi où c’est, donnez-le moi, etc... ". C’est vrai que c’est un peu agaçant (...). On a envie de leur dire un peu que, dans une bibliothèque, il y a des moyens d’accès aux collections et que ils sont quand même censés les trouver, les chercher... » (La Villette).
Ainsi, une des difficultés majeures de l’interaction entre le bibliothécaire et le public semble bien être le malentendu sur les codes en usage : les normes qu’ont en tête les bibliothécaires (être là en deuxième recours, donner les moyens de trouver plutôt que la réponse elle-même, considérer qu’une recherche mérite un effort) semblent radicalement ignorées des néo-pratiquants. D’où une insatisfaction réciproque.
L’ambiguïté du libre accès
A l’issue de cette étude, on peut dire que le dispositif de libre accès est éminemment ambigu. Tout se passe en effet comme si on était ici au cœur d’une nouvelle contradiction. Le libre accès est conçu pour un usager autonome. Mais les compétences inégales des nouveaux usagers des bibliothèques et la nécessité pour les bibliothécaires de continuer à prouver leur utilité dans ce dispositif font de l’autonomie un objectif inaccessible pour les usagers et un paradoxe déstabilisant pour les bibliothécaires. Travailler à sa propre disparition demande une vertu que les bibliothécaires ne possèdent pas.
Au demeurant, cette proposition de l’autonomie généralisée n’est pas seulement inconcevable, elle est inaccessible.
« Il est vraiment très difficile de se repérer tout seul. Mais une fois qu’on a montré à peu près où était le rayon qui intéressait les gens, ça va (...). Chercher avec eux n’est pas forcément indispensable dans la mesure où ils ne le demandent pas forcément. Je trouve qu’il est normal de leur dire de revenir s’ils n’ont pas trouvé. C’est vrai que ça arrive hein, quand même pas pour une cote..., même pour une cote aussi d’ailleurs, mais surtout pour un renseignement : ils reviennent avec leur encyclopédie et on les aide à trouver..., ça parfois on y passe des heures. Quand on sait que l’information est à la BPI et quand on voit que la personne qui cherche a du mal à trouver, ça me paraît normal de faire la recherche ou d’aider au maximum. Alors, effectivement, il y a le cas des gens qui sont exigeants et qu’on n’a pas envie d’aider..., je les envoie balader, comme tout le monde, parce que j’ai vraiment l’impression qu’ils n’ont pas envie de chercher. Je trouve que nous devons apprendre aux gens à chercher. Je pense qu’il faut, dans la mesure du possible, que les gens fassent la recherche eux-mêmes – la faire à leur place, c’est vraiment dans les cas graves, s’ils ne s’en sortent pas ou qu’ils ne parlent pas français quoi..., (...) il est clair qu’il y a aussi le fait que les gens ne s’y repèrent pas du tout (rires)..., c’est quand même un problème aussi. Mais je crois que c’est parce qu’il est temps de faire quelque chose. Cela vient de l’accumulation de l’offre, de la venue des nouvelles technologies..., bon, tous ces écrans c’est tragique, mais là je crois que c’est quand même pas la faute à la BPI si ça s’est développé comme ça. Il est sûr que nous devons faire quelque chose (...).Tout ce qui vise à clarifier l’offre est très bien. Pour moi, c’est une évolution nécessaire liée à l’évolution extérieure. Dans l’immédiat, l’essentiel c’est que la BPI ait ces documents. De toute façon, elle a le soutien des gens qui sont là, dans les bureaux pour renseigner. Cela ne suffit pas, encore une fois il faut autonomiser le lecteur, c’est clair. Je ne m’inquiète pas pour ce qui concerne la question de notre existence dans les bureaux. Je pense que plus il y a d’offre, plus il y a de questions, pour moi c’est évident. Je l’ai encore vérifié à la ville de Paris la semaine dernière. Les gens disent qu’il n’y a pas de questions parce qu’ils passent leur temps à faire du prêt. Dès qu’on se lève pour répondre à une question, on se retrouve avec quatre personnes autour de soi. C’est normal, même ici, où pourtant les gens savent qu’on est dans les bureaux, dès qu’on va en rayons on est assailli aussi, alors que pourtant ils nous voient. Je trouve que, de toute façon, rien n’est trop grave sur le fait que les gens sont perdus, parce qu’il y a le secours des gens qui font du service public 6. Je ne voudrais pas qu’on pense que j’en déduis que de toute façon nous sommes indispensables et que ça justifie notre existence, pas du tout ! Plus le lecteur est autonomisé, mieux c’est » (BPI).
Comment mieux résumer les contradictions qui assaillent actuellement les bibliothécaires ?
Le pédagogue, la caissière et l’hôtesse
Avant de terminer ces rapides portraits croisés, il faut mentionner aussi l’existence de modèles moins prégnants : le bibliothécaire « cybernéticien », les bibliothécaires interrogés ne semblant pas considérer que les nouvelles technologies vont changer leur métier, mais qu’elles ne sont que de nouveaux outils ; le bibliothécaire « conseiller » en lectures, profil que le nombre et l’anonymat des usagers, mais aussi un certain éloignement des collections de la part des bibliothécaires, rendent obsolète.
Et il faut mentionner aussi trois « contre-modèles », que les bibliothécaires réfutent. L’un est le pédagogue, qui aide à faire les devoirs et, spécifiquement, les dissertations, tâche unanimement récusée comme excédant le rôle du bibliothécaire. Le deuxième est la caissière de grande surface, qui, on s’en doute, suscite encore davantage d’hostilité. Le troisième, enfin, est l’hôtesse d’accueil, modèle pour lequel la réponse des bibliothécaires est moins nette, plus ambivalente, car ils ne réussissent pas toujours à y échapper. Le problème, dans ce cas, n’étant pas de refuser de jouer le rôle d’hôtesse d’accueil, mais de refuser de ne jouer que ce rôle.
Cette brève synthèse ne rend pas complètement justice de la richesse des points de vue et des analyses des bibliothécaires interrogés. Elle aura permis par contre, je l’espère, de pointer la complexité de la question identitaire qui travaille actuellement la profession de bibliothécaire.
Septembre 1995