Illettrisme et rapport à l'écrit

par Élisabeth Blanes

Yvonne Johannot

préf. de Régis Debray. Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1994. – 217 p. ; 22 cm. ISBN 2-7061-0594-1 : 90 F

Dans son dernier ouvrage, Yvonne Johannot tient un discours neuf sur l’illettrisme, une dizaine d’années après que les pouvoirs publics et les associations se soient mobilisés pour débusquer ledit phénomène et qu’on ait cherché des remèdes, comme pour une maladie. Guérir, dans ce cas précis, c’est apprendre à (mieux) lire et écrire pour trouver sa place dans la société. La problématique majoritaire des divers discours sur l’illettrisme revient donc à l’analyser comme un facteur d’exclusion, la cause de la marginalisation, du moins une des causes. Et la lutte jusque-là entreprise contre l’illettrisme s’est donc fondée sur l’idée que l’écriture et la lecture sont salvatrices.

Un rapport à l’écrit en négatif

C’est de cette problématique qu’Yvonne Johannot se démarque en inversant le rapport de cause à conséquence. Plutôt que cause, l’illettrisme est effet ou résultat d’un refus d’insertion dans la société contemporaine, refus du mode de communication que l’écrit sous-tend et sous-entend. Qualifions ce refus : il n’est pas rébellion ouverte, ni révolte. Il est inconscient, vécu soit comme un malaise diffus, soit dans l’indifférence : l’écrit ne dit rien. Au prix d’un élargissement de la notion, l’illettrisme c’est aussi cela, et c’est encore un rapport à l’écrit, en négatif.

Ce constat aurait pu conduire l’auteur à une analyse psychosociologique dont Yvonne Johannot émaille de quelques touches son propos, sans que ce paramètre soit ici vecteur d’analyse. La sienne consiste à comprendre ce phénomène en étudiant la nature symbolique de l’écriture, les présupposés culturels ancestraux, voire archétypaux de l’acte, de l’institution de la lecture-écriture : l’écriture, par le livre, est rapport à l’espace, l’espace de la page, griffonnée par l’écrivain, scrutée par le lecteur. Selon l’auteur, en une formule longuement répétée, les civilisations occidentales, celles où la langue écrite s’est imposée comme seule langue légitime, ont construit leur rapport à l’espace à partir du rapport à l’écriture et au livre. Cette affirmation pourrait paraître excessive, trop totalisante. Elle l’est moins quand l’auteur établit par une démonstration détaillée le fait que le livre a tout au long de son évolution obéi au schéma religieux et théologique : il s’est imposé comme lieu sécurisant où résident la vérité, la certitude. Et ce, même lorsque le livre devient contestataire, pourrait ajouter l’auteur, car il demeure que la contestation est là, écrite et de ce fait, sûre et sécurisante, établie.

La religion s’est énoncée dans le Livre, la Bible, l’Évangile ou la Torah. Mais l’instruction laïque et obligatoire s’est également dite dans le livre enfin accessible à tous ou presque et jusqu’en 1923, dans le seul et unique manuel scolaire rassemblant toutes les disciplines.

Tout un symbole pour modeler l’esprit écolier dans l’idée que ce qu’il y a à savoir du monde est là, rassemblé dans un espace clos : celui du livre. En lui, on lisait l’ordre du cosmos, mais aussi l’histoire nationale, la morale et le civisme. Voilà l’espace social investi par l’écrit, et celui qui lit, avec le temps, se situe et trouve sa place grâce à cet emboîtement du macrocosme, du microcosme social et du microcosme individuel. Et en dépit des modes de communication concurrents (le téléphone, le cinéma, la radio, puis la télévision), l’écrit a perduré dans son pouvoir sécurisant et sa fonction d’adaptation à un ordre. Toutes choses égales d’ailleurs, l’instruction publique à son origine, et même plus tard, la lutte contre l’illettrisme et les campagnes d’alphabétisation dans le tiers monde, ont toutes trois appliqué le schéma : apprentissage de la lecture - écriture - insertion - salut individuel. A partir de cet historique, comment revenir au problème de l’illettrisme et en comprendre la possibilité culturelle ?

Désacralisation

La désacralisation du livre et de l’écrit est un facteur d’explication et Illettrisme et rapport à l’écrit récapitule l’idée maîtresse d’au moins deux précédents ouvrages : Quand le livre devient poche et Tournons la page. Mais l’auteur va ici plus loin, s’attachant à mettre en évidence « la perte des cohérences symboliques ».

De nos jours, le mot s’accompagne d’images, fixes ou mobiles, de son. Il a perdu son rôle exclusif de transmission d’un message, et de message porteur de vérité. L’espace, autrefois cerné dans la page, est transfiguré par l’écran fugitif du micro-ordinateur et il y aurait sûrement avantage à rappeler les résultats d’études sur la trajectoire du regard parcourant d’une part la page, d’autre part l’écran, l’appropriation différente du sens selon qu’on tourne les pages ou qu’on se repère par la souris, le temps différemment employé selon qu’on lit classiquement, en battant sa propre mesure, ou « informatiquement ». Et last but not least, la différence de culture acquise selon qu’on s’empare du livre ou qu’on cherche sur l’écran.

L’auteur prend en compte ces différents paramètres en quelques paragraphes vers la fin de l’ouvrage, dans la seule mesure où ils traduisent ou impliquent une distanciation de l’écrit, un détachement par rapport au livre, un « abiblisme ». L’instauration d’une culture mosaïque est allée de pair avec une nouvelle façon de lire, par morceaux et « les grands symboles ne sont plus debout ». Mais l’outil n’est pas en soi fautif. Son expansion a correspondu, ces dernières décennies, à certains choix de développement des sociétés industrielles : former des cadres capables de faire des résumés, de pratiquer la lecture rapide et sélective, d’établir des fiches pour prendre des décisions. Le problème est que ceux qui sont illettrés sont passés à côté de cette nouvelle culture, aussi bien que de l’autre, l’archaïque. Ces deux aspects de la relation au monde sont donc manqués, car l’un comme l’autre exigent un rapport à l’écrit.

Yvonne Johannot enrichit ses considérations culturelles d’un point de vue social : on a présenté l’accès à l’écriture comme salvateur, et en tant qu’héritières de cette conviction, les campagnes de lutte contre l’illettrisme ont prôné l’idée que savoir lire et écrire aisément permet l’insertion par le travail.

Mais ne continuons pas davantage, car nous avons compris que la situation de crise économique et le chômage que connaissent durablement les sociétés où se mènent lesdites luttes ne sont pas propices à motiver l’apprentissage de l’écriture.

Qu’entreprendre alors ?

A celui qui a envie de lire ces jours-ci un ouvrage dogmatique et tissé dans un « prêt-à-penser » de recettes, on ne saurait conseiller de lire l’ouvrage d’Yvonne Johannot. L’étude porte sur l’histoire de notre culture... livresque, où l’écrit a fait et fait encore force de loi. A ce titre, il s’énonce sur le mode du « il aurait fallu » : il aurait fallu considérer qu’une culture orale permet elle aussi d’avoir accès au jugement analytique, au savoir, et la valoriser.

Mais, au vu du travail en profondeur que fournit l’association grenobloise, l’ARALE (Association de recherche et d’action autour de la lecture et de l’écriture), dont Yvonne Johannot est vice-présidente, le futur existe aussi.

Reste à modifier des schémas : « soigner le passage du rapport au monde non écrit, gestuel, oral, près du corps, à la langue écrite », sans que celle-ci, « apparaissant comme une exclusion de l’autre », en laisse certains sans parole.