Les gardiens des livres

par Martine Poulain

Mikhaïl Ossorguine

dessins d’Alexei Remizov ; poèmes de Marina Tsvétaïeva ; trad. du russe par Sophie Benech. Paris : Éditions Interférences, 1994. – 115 p. ; 19 cm. ISBN 2-909589-01-3 : 120 F

La liberté de publication instaurée par la Révolution d’octobre en Russie fut de courte durée. Très vite, la littérature socialiste seule fut autorisée. Dans ce petit livre, Mikhaïl Ossorguine raconte comment une poignée d’amoureux des livres et des textes créa, avec les faibles moyens du bord, la « Librairie des écrivains » pour continuer à faire circuler les textes qu’ils aimaient.

Fondée en 1918, la librairie exista jusqu’en 1922. Elle fut « non seulement notre bouée de sauvetage personnelle, mais aussi un petit centre culturel moscovite, un havre de paix et un refuge pour les écrivains, les professeurs, les bibliophiles, les artistes, les étudiants, pour tous ceux qui, même durant ces temps de marasme, ne voulaient pas perdre contact avec la culture et laisser s’éteindre leurs dernières aspirations intellectuelles ».

Cette librairie connut un grand succès, pour de multiples raisons, dont le fait que, l’heure étant aux nationalisations des commerces, la plupart des anciennes librairies étaient fermées. Par crainte de saisies, beaucoup de bibliophiles bradaient leurs collections, en les vendant à bas prix à cette librairie. L’inflation était à l’époque immense, mais les amoureux des livres qui tenaient cette librairie n’en jouaient pas.

De quels genres de livres s’agissait-il ? « Les classiques, russes et étrangers, occupaient à eux seuls une pièce entière. Nous achetions les tomes un par un, et ne revendions les éditions que complètes, luttant ainsi contre la terrible destruction des livres ». Les animateurs de l’entreprise y accroissent au passage considérablement leurs connaissances : « Quand notre activité prit fin, aucune branche du savoir ne nous embarrassait plus, et il nous arrivait rarement de nous tromper en choisissant et en évaluant des ouvrages sur l’obstétrique, les sciences naturelles ou la construction des machines. Notre crayon glissait à toute allure et sans hésiter sur les listes proposées par n’importe quelle bibliothèque... ».

Et comme toujours, le monde des acheteurs/vendeurs est haut en couleurs : « des dames qui nous apportaient des romans français, des jeunes gens se séparant de la littérature de leur enfance, des collectionneurs sacrifiant livre par livre tout ce qui avait été leur raison de vivre, des bouquinistes venant respirer un air familier, des nouveaux riches qui nous achetaient des livres-devises, investissant ainsi un argent qui perdait sa valeur, des ouvriers faisant des acquisitions pour leurs clubs, des connaisseurs feuilletant avec amour une trouvaille rare, des intellectuels qui s’entêtaient à vivre de nourritures spirituelles, alors que les intérêts de tous se bornaient à un poud de farine et une dizaine de harengs soviétiques ».

La librairie a ainsi vu passer des collections d’une valeur inestimable. Et lorsque la publication des propres œuvres de ses animateurs de la librairie devint impossible, ils réinventèrent le manuscrit ou inventèrent, chacun choisira, les premiers samizdats. Apparurent ainsi en vitrine, des livres-autographes de poètes, d’écrivains, d’historiens de l’art. Collection qui fut ensuite donnée à l’Union russe des écrivains.

L’un des mérites de l’ouvrage publié par les éditions Interférences est d’ailleurs d’avoir restitué le catalogue des éditions manuscrites de la librairie des écrivains et un fac-similé de deux de ces petits livres : un outil précieux pour les historiens de la littérature.

C’est finalement la NEP qui, faisant crouler cette libre entreprise sous les impôts, la contraint à fermer. Un livre précieux sur une expérience littéraire vitale, dont le souvenir ne peut être qu’émouvant.