Crise et mutations dans l'édition française

par Jean-Michel Salaün

Jean-Marie Bouvaist

Cahier de l’économie du livre, hors série n° 3, septembre 1993. - 464 p. ; 24 cm. ISBN 2-7654-05190. ISSN 0999-6435

Compte rendu d’une étude menée pour la Direction du livre et de la lecture et pour le Département des études et de la prospective du ministère de la Culture et de la Francophonie, cet excellent ouvrage devrait être une référence pour tous les professionnels du livre : éditeurs, libraires, bibliothécaires, et trouver une place naturelle dans leur bibliothèque. C’est aussi un outil irremplaçable pour tous les étudiants qui se dirigent vers ces métiers, pour tous les enseignants et chercheurs qui s’intéressent de près aux industries culturelles… et pourtant il risque de n’être feuilleté que par une petite frange d’initiés, comme on le verra à la fin de cette rubrique.

Un observateur engagé

Un excellent livre donc, fruit de quatre années de travail d’un des meilleurs spécialistes français des métiers de l’édition, une synthèse d’études, les unes connues, commandités par le ministère de la Culture ou le Syndicat national de l’édition, les autres confidentielles menées à l’université, notamment Paris XIII où l’auteur pilotait une maîtrise et un DESS (diplôme d’études supérieures spécialisées) des métiers du livre. L’ensemble se présente comme une somme, proposant un nombre impressionnant d’informations, commentées et analysées, sur les principaux acteurs de l’édition française. C’est en même temps la thèse d’un observateur engagé, bien résumée par cette citation :

« L’édition a certes toujours été spéculative, mais aujourd’hui, comme dans les autres industries culturelles - là où l’on jouait autrefois «  au moins autant sur les œuvres, les idées et les hommes, que sur l’argent » 1 - la spéculation ne l’emporte-t-elle pas sur l’entreprise, sur les spécificités des divers types de livres et même sur la réalité des marchés ? »

Les groupes d’éditions français

La thèse n’est pas très originale, mais elle prend évidemment du relief quand elle est étayée par 400 pages d’études minutieuses et mesurées sur les groupes d’édition français comprenant : leur histoire, leur structure (actionnariat, filiales, taille), l’évolution détaillée de leur stratégie, leurs points forts et leurs points faibles.

Dans son introduction, l’auteur rappelle que l’édition produit de plus en plus de livres pour de moins en moins de lecteurs. Face à la « crise de la lecture », la réaction de l’édition a été d’augmenter le nombre de titres, de diminuer les tirages, de réduire les temps de commercialisation et d’augmenter les prix. Il est frappant, et inquiétant, de retrouver dans la filière livre les mêmes phénomènes que dans d’autres industries culturelles, notamment le cinéma français, lui aussi en crise endémique (mais depuis les années soixante).

L’auteur passe ensuite successivement en revue : le duopole (Groupe Hachette-Matra et Groupe de la Cité), la bande des quatre (Gallimard, Flammarion, Albin Michel, Le Seuil), les nouveaux groupes et éditeurs spécialisés (Hatier et Masson d’abord, puis huit challengers). On retrouve dans ces stratégies décortiquées, à la fois des illusions perdues (comme Hachette et l’audiovisuel) mais aussi une branche très dynamique et forte dont les initiatives sont nombreuses et variées. L’ensemble ne peut être résumé. Il en ressort une impression de grande vitalité et une incertitude générale sur l’avenir due davantage à l’évolution générale du secteur, sa dynamique interne et la stagnation du marché, qu’à la concurrence de nouvelles technologies. L’intéressant est autant l’exposé de l’attitude de chacun des acteurs que les différences ou les homologies qui ressortent de la succession des présentations.

La librairie

La dernière partie, peut-être la plus originale et intéressante pour les bibliothèques, est transversale et concerne les diverses formes marchandes d’accès aux livres. L’auteur y constate notamment la progression des clubs de livres, des grandes surfaces non spécialisées et spécialisées, la stagnation des librairies spécialisées et de la vente par correspondance (hors clubs) et la récession du courtage, des petites et moyennes librairies et des librairies de grands magasins. On y trouve les résultats d’études originales pilotées par l’auteur tout autant sur les comportements d’achat que sur les préoccupations des libraires ou, par exemple, la stratégie de France-Loisirs.

Il ne faut pas chercher dans cette somme des révélations, des données vraiment inédites ou des parfums de scandales, mais le rapprochement d’informations souvent dispersées et surtout leur analyse fouillée, intelligente, minutieuse et rigoureuse. Quand la plume se fait plus acérée, c’est que le sujet le mérite. Le lecteur en ressort plus lucide sur ce secteur où trop souvent les polémiques et les passions occultent le simple exposé des faits. Mais voilà : chassez le naturel, il revient au galop. Puisqu’on n’a pu empêcher les faits d’être décrits, c’est leur diffusion que l’on proscrira !

Retiré de la vente

Exposer la vérité toute nue est encore pour certains, dans la dernière décennie de ce siècle en France, inimaginable ! Et voilà pourquoi, à moins d’une grande ténacité, vous ne lirez jamais cet ouvrage. Le livre a été retiré des librairies quelques jours à peine après avoir été mis en vente. Il n’est plus distribué. Seuls quelques privilégiés l’ont reçu. Depuis, plus une ligne n’a été écrite sur le livre, ni, bien entendu, sur ses mésaventures.

L’ignorance, la paresse, la lâcheté, l’hypocrisie sont, c’est bien connu, les complices du silence coupable. Paradoxe : ici les responsables sont ceux-là mêmes qui ont, au plus haut niveau industriel et politique, pour métier ou fonction, le rayonnement de la culture.

Bibliothécaires, il y a des cas où le délit de photocopie est un devoir civique !

  1. (retour)↑  Edmond Buchet, Les Auteurs de ma vie ou ma vie d’éditeur, Paris, Buchet-Chastel, 1969.