Les journées Diderot

Isabelle Masse

Diderot est le nom qu’a récemment choisi l’université de Paris VII, en hommage à Denis Diderot, homme de savoir, écrivain, journaliste, curieux de tous et de tout, inventeur et diffuseur d’idées, et symbole de la pluridisciplinarité de cette université.

À l’occasion de cet événement, un colloque international, un salon du livre universitaire, des spectacles, conférences, expositions, visites de laboratoires... se sont tenus dans les locaux de l’université du 2 au 5 novembre 1994. Le colloque, intitulé Le livre de savoir à l’aube du XXIe siècle, se déroulait sur huit demi-journées, parmi lesquelles quatre étaient consacrées à Diderot et l’Encyclopédie, à la question de l’accès au savoir, à la lecture des étudiants, à l’édition de savoir aujourd’hui, et enfin aux nouvelles technologies de communication du savoir.

Encyclopédie et savoirs

Pour Roland Mortier, président de la Société Diderot, l’Encyclopédie est le projet culturel le plus audacieux de l’époque, la vie de Diderot lui ayant été liée jusqu’à son achèvement. Sa méthode de travail, d’une grande honnêteté intellectuelle, fut celle de l’objectivité scientifique ; novatrice dans la conception du savoir par la volonté d’organisation et de rationalité, de laïcisation et de propagation de l’esprit critique, elle lui permit d’apporter sa contribution à la lutte contre les préjugés.

Ont été évoqués tour à tour le problème de la multiplication des moyens d’accès aux connaissances – de plus en plus hors du cadre universitaire –, de la gestion de ces savoirs et de l’absence d’articulation, de mise en rapport entre eux, ainsi que la question du manque de réflexion sur les carences du système d’enseignement, en sciences exactes comme en sciences humaines et sociales. On évoqua également le rôle primordial des bibliothèques dans l’accès à la documentation, et le besoin actuel de moyens supplémentaires en personnel, temps, et locaux.

Lectures étudiantes

Les résultats de l’enquête 1 menée par l’université Paris VII-Denis Diderot en mai-juin 1994, amèneront des réactions diverses parmi les participants.

Pour les enseignants, les étudiants d’aujourd’hui n’ont pas une attitude d’héritiers de la culture livresque, n’ont pas le sentiment d’un patrimoine culturel et disent éprouver des difficultés à lire, à se concentrer, à fixer leur attention.

Pour Élisabeth Dellenbach, qui a mené l’enquête, les étudiants de l’université d’aujourd’hui y sont pour obtenir un diplôme. Leur rapport à la culture est totalement différent de celui de leurs aînés. Le libraire Alain Benech parle, lui, du prix trop élevé des livres pratiqué par certains éditeurs, frein certain à la lecture et qui entraîne le photocopillage, mauvais pour tous les acteurs de la chaîne du livre, et pour les étudiants eux-mêmes.

L’édition de savoir aujourd’hui

Quelques questions de stratégies éditoriales, économiques et culturelles autour des presses universitaires sont posées par Michel Prigent (PUF) : statut, nature de la décision éditoriale, politique de communication, coût des traductions, modernisation technologique, – le « livre à la carte », à la demande –, vont faire évoluer le champ de l’édition de savoir. Ce secteur d’édition a une rentabilité réelle, mais faible et à long terme. Toute politique éditoriale n’a de sens que si elle joue toujours la stratégie lente de l’offre scientifique et culturelle sans répondre aux pressions du marché.

Les presses CNRS-Editions veulent assurer la publication de résultats de recherche, favoriser l’expression des propres chercheurs du CNRS, et aider à diffuser le savoir dans la société.

Marc Vitse, de l’Afpu (Association française des presses d’université), présentait le travail des quelque vingt-cinq presses d’université regroupées dans cette association, leur extrême diversité (institutionnelle, géographique, de taille, de degré de professionnalisation), et leur souhait de mettre en place une politique d’édition commune, un système de représentation commun. Il exprimait aussi leur inquiétude partagée devant le peu d’intérêt manifesté par l’État.

Nouvelles technologies de communication du savoir

Quelle est la portée scientifique et sociale des changements en cours ? Les nouvelles technologies sont-elles les compléments du livre, des services différents pour les chercheurs ? Le livre est-il obsolète ?

Les réponses des participants à cette table ronde reflétaient tous les degrés de sensibilité : grand pessimisme, incertitude face aux moments de flottement, de passage, mais aussi confiance.

Maurice Nivat, informaticien, professeur à l’université de Paris VII-Denis Diderot, pressent la disparition des grands journaux scientifiques imprimés. Il l’explique par l’augmentation considérable du nombre d’articles publiés, mais aussi par leur parution tardive, et leur non-lecture, par la cruciale question des coûts.

La sélection effectuée par les actuels comités de lecture, que certains trouvent trop pesante, est aujourd’hui remplacée par la communication directe des chercheurs sur les réseaux. Celle-ci n’est pas sans poser de nouveaux problèmes, notamment celui de l’absence de validation scientifique des informations échangées.

Paul H. Mosher, directeur de la bibliothèque de l’université de Pennsylvanie (Philadelphie) et Michael Crump, directeur du Center of the book de la British Library, se sentent eux dans un moment de désordre, dans une sorte d’anarchie – excès d’informations souvent peu maniables, prolifération de logiciels dont peu survivent, etc. –, mais expriment leur confiance à terme dans le livre.

Pour Jacques Lebbe, professeur à l’université de Paris VII-Denis Diderot, informatiser les signes n’est pas informatiser la signification de cette information. Le livre n’est pas obsolète, il est le dépôt actuel du savoir. Le rapport sensuel au livre est irremplaçable, le rapport sensuel avec l’ordinateur existe, mais il est différent.

Arlette Pailley-Katz, directrice de la bibliothèque de l’université de Paris VII-Denis Diderot, souligne la remise en cause de la notion de collection, – organisation intellectuelle des fonds, assurée par les professionnels des bibliothèques, les enseignants et les chercheurs –, et celle d’environnement documentaire. La bibliothèque est le témoin des changements des modes de transmission du savoir dans l’université ; la nature et le poids des nouveaux supports, leur complémentarité avec le livre devraient entraîner une mise en place de formations afin que la liberté des nouveaux lecteurs face à eux ne soit pas une illusion.

La remarquable synthèse de Roger Chartier ouvrait un vaste horizon de réflexions. Pour lui, dans les périodes flottantes, la tendance est à l’exagération des effets des changements matériels, et également à leur sous-évaluation. L’heure est à la confrontation entre deux formes très différentes de représentation des textes – semblable à la confrontation entre le rouleau de l’Antiquité et le codex. L’important est de les apprivoiser, de « les comprendre et les maîtriser », de préserver les conditions de compréhension, le livre restant la référence stable.

  1. (retour)↑  Lectures étudiantes : une enquête de l’université Paris VII-Denis Diderot, Paris, Université Paris VII-Denis Diderot, 1994, 50 p., accompagnée de quatre annexes.