Qui a peur des jeux vidéo ?

par Yves Desrichard

Alain Le Diberder

Frédéric Le Diberder

Paris : La Découverte, 1993. - 224 p. ; 22 cm. - (Cahiers libres/Essais)
ISBN 2-7071-2283-1 : 110 F

Si l'on en croit les sondages et les chiffres de vente révélés dans le livre d'Alain et Frédéric Le Diberder, la pratique des jeux vidéo touche près d'un adolescent français sur deux, et les proportions sont comparables, voire supérieures, dans les autres grands pays développés. Si l'on ajoute à l'importance de ces chiffres les campagnes médiatiques qui, régulièrement, stigmatisent les dangers que présentent pour la santé ou le développement de l'enfant une pratique prolongée de ces jeux, on comprend que l'ouvrage des frères Le Diberder vient à point nommé pour expliquer aux parents, aux éducateurs... et aux autres, l'essentiel d'une industrie qui ne leur est connue qu'à travers les descriptifs souvent caricaturaux de la presse.

Dépassionner le débat

Avec un évident souci pédagogique, et la volonté, comme l'on dit, de « dépassionner le débat », Alain et Frédéric Le Diberder, déjà auteurs d'ouvrages de référence sur la télévision, s'efforcent de présenter d'une manière daire, accessible à tous, l'essentiel du monde des jeux vidéos, tant d'un point de vue technique que financier, « culturet » que sociologique.

A la fin de l'ouvrage, le lecteur n'ignore plus rien de la saga Nintendo, de son duel avec Sega (les deux principaux producteurs de jeux vidéo dans le monde), de ce qu'il faut penser des cas d'épilepsie imputés à la pratique de ces jeux, des principaux types de jeux, des modèles de machines, des créateurs géniaux qui sont à l'origine des premiers engouements, et des gestionnaires avisés qui en firent une industrie pour le moins lucrative, le tout agrémenté de statistiques, données chiffrées, voire références qui pourraient sembler hautement improbables dans un tel contexte (ainsi de telle citation d'Huxley ou de Flaubert).

Une fois de plus, la suprématie d'une vision américaine du monde est affirmée, et déplorée, les auteurs appelant à une prise de conscience européenne qui évoquera irrésistiblement les déclarations péremptoires de l'avant-GATT, voire, plus loin de nous, les appels à une Europe des bases de données, ou de l'informatique, ou du satellite, ou de la télévision haute-définition...

Au total, on apprendra, comme l'indiquent trop modestement les auteurs, « comment briller à peu de frais », l'essentiel étant dit sur la genèse, la technique, la pratique, la sociologie, l'industrie, l'avenir des jeux vidéo, dans un ouvrage concis, précis, sérieux sans ennui, sans démagogie non plus, et ménageant ces moments d'humour ou d'étonnement : on retiendra notamment que, parallèlement à son implication dans la préparation de l'opération « Tempête du désert » qui aboutit à la guerre du Golfe, un colonel de l'armée américaine conçut un jeu de wargames étrangement inspiré de cette opération...

Des partis pris discutables

Pour autant, l'ouvrage pèche par deux partis pris qui, si les auteurs s'appliquent consciencieusement à en prouver le bien-fondé, peuvent néanmoins rester discutables pour le lecteur, une fois le livre terminé.

Le premier tient au présupposé des auteurs de l'intérêt avéré des jeux vidéos, et de leur absence de nocivité sur ceux qui s'y adonnent. Ce présupposé les conduit à adopter une position défensive, là où on aurait aimé plus d'objectivité, les conviant parfois à des pratiques acrobatiques, qui laissent sur un sentiment de malaise. Ainsi la presse, appelée à la rescousse, quand il s'agit de quantifier ou de qualifier des pratiques de jeux forcément mal connues, est systématiquement dénigrée quand elle développe les arguments de leurs adversaires : tantôt partielle mais juste, tantôt partiale mais schématique, elle est célébrée ou clouée au pilori selon qu'elle sert ou non ce qu'il faut bien appeler les desseins des auteurs.

Ainsi les accusations de violence, de racisme, de sexisme, d'isolement sont-elles systématiquement démontées sans que, toujours, l'argumentation convainque, qui conduit à des sophismes que n'aurait pas désavoués Pierre Dac, ainsi : « Même s'il est raisonnable de penser que la pratique en solo représente le plus grand nombre d'heures, rien ne permet d'affirmer qu'elle est le mode normal de jeu. Il n'est pas rare de voir un enfant jouer seul avec un ballon de football, mais tout le monde sait que le football se pratique en principe à plusieurs ».

Si ce premier parti pris est gênant, le second fera plutôt sourire : pour les auteurs, les jeux vidéos doivent être considérés comme un art, « le dixième art », et non seulement comme un jeu. Pour eux, et le parallèle est audacieux, « 1993, c'est 1923 pour le cinéma », entendez que, si le cinéma muet, décrié par les intellectuels de l'époque, a fini par s'imposer comme le septième art, l'art des jeux vidéos (et non l'art vidéo) s'imposera de même du côté de 2063.

Ce point de vue est d'autant plus étonnant que l'essentiel de l'argumentation des auteurs s'ordonne autour d'une lutte entre la pratique de la télévision et celle des jeux vidéo, même si, pour eux, l'industrie des jeux vidéo a beaucoup à voir avec celle du cinéma dans son organisation comme dans sa nature.

Outre que le public des jeux vidéo semble infiniment moins diversifié que ne l'était celui du cinéma à l'époque citée, sans même évoquer le « catalogue » des productions, il nous semble qu'on chercherait en vain les Feuillade, Griffith ou Ford de l'art des jeux vidéo au fond des bacs des marchands spécialisés...

Plus sérieux paraît l'avènement, par le biais de ce type de jeux, d'une époque où, comme le résume Jean Baudrillard, « c'est le réel qui est devenu l'alibi du modèle, dans un monde dominé par le principe de simulation ». Perspective d'autant plus inquiétante que ce sont les « hommes de demain » (beaucoup moins les femmes...) qui sont les adeptes les plus fervents des jeux d'arcades et autres Shoot them up !

Dense, instructif et d'une lecture agréable, Qui a peur des jeux vidéo ? servira d'utile référence aux bibliothécaires, notamment aux responsables de ludothèques, mais aussi à tous ceux curieux de nouvelles pratiques culturelles, ou supposées telles, qui s'imposent tant par leur poids économique que par leur prédominance sociologique - même si l'on peut ne pas être convaincu de leur rôle dans l'épanouissement de leurs pratiquants !