Eugène Morel (1869-1934) et la lecture publique

un prophète en son pays

par Bertrand Calenge
portrait et choix de textes par Jean-Pierre Seguin
Paris : BPI/Centre Georges Pompidou, 1993. - 222 p. ; 21 cm. - (Etudes et recherches ; ISSN 0993-8958)
ISBN 2-902706-73-1 : 150 F

Il y a 102 ans, Eugène Morel (1869-1934), homme de lettres et jeune écrivain déjà prolifique, entrait à la Bibliothèque nationale comme « attaché temporaire » ; six ans plus tard paraissaient au Mercure de France deux volumes passionnés, Bibliothèques, essai sur le développement des bibliothèques publiques et de la librairie dans les deux mondes, suivis deux ans plus tard d'un abrégé - on n'ose dire synthèse - intitulé : La librairie publique.

Ce sont ces deux ouvrages que Jean-Pierre Seguin a voulu présenter à un public large sans doute mais d'abord bibliothécaire.

Un personnage et ses textes

Avec une admiration non dissimulée pour le personnage d'Eugène Morel, Jean-Pierre Seguin s'efface volontairement pour laisser le devant de la scène à son personnage, ou plutôt à ses textes.

C'était sans nul doute une gageure que de proposer en quelque 220 pages un tour d'horizon de la pensée foisonnante et des élans de Morel ; Jean-Pierre Seguin la réussit en articulant les textes sélectionnés autour de trois grandes parties :

« Piteux état de la Nationale et de l'ensemble des bibliothèques françaises, au commencement du XXe siècle » ; « La solution qui s'impose : créer de véritables bibliothèques " publiques " sur le modèle anglo-saxon » ; « Programmation des bibliothèques publiques et condition de leur succès ».

Ces titres, dans leur connotation historique, ne rendent pas vraiment compte de la réalité des textes concernés. Certes, Eugène Morel est totalement de son temps quand il décrit l'état de la Bibliothèque nationale, l'insuffisance de réflexion sur la profession de bibliothécaire, ou quand il se hasarde à ébaucher une loi sur la lecture publique. Mais il est d'abord un bibliothécaire dont la modernité stupéfie : les exigences qu'il propose, le souffle qu'il déploie, restent totalement d'actualité un siècle plus tard.

Rien de ce qui relève des bibliothèques ne lui est étranger : du dépôt légal (dont il proposa la réforme, analysée soigneusement dans ce volume), à la constitution des catalogues, des qualifications du personnel à l'aménagement des locaux, sa plume décapante dénonce incohérences, désuétudes, routines. C'est qu'au coeur de tous ses combats, Eugène Morel s'intéresse avant tout au public, à tous les publics : l'écrivain, le chercheur, l'ouvrier, l'enfant. Depuis son poste à la Bibliothèque nationale, Eugène Morel sait voir la dimension nationale des bibliothèques, et s'intéresse donc à la nécessité de bibliothèques publiques modernes. En véritable écrivain, Eugène Morel se met dans la peau de ses personnages, et ces personnages sont en fait tous les lecteurs possibles d'une bibliothèque, vaste « comédie humaine », où le plus insignifiant des citoyens reçoit un regard attentif. C'est ainsi qu'il peut porter un regard toujours actuel sur les horaires d'ouverture des bibliothèques, sur l'intérêt des périodiques pour une information fraîche, sur la nécessité de services d'accueil, de salles d'actualité, de vraies bibliothèques pour enfants...

Une pensée en action

Certes, et Jean-Pierre Seguin le souligne, Eugène Morel n'a fait que suivre d'autres découvreurs des bibliothèques publiques anglo-saxonnes (qu'il visite lui-même trois ans après son entrée à la Bibliothèque nationale), mais il est le premier à en tirer la matière utile pour une pensée en action.

Ce qui frappe chez Eugène Morel n'est certes pas la rigueur de son analyse, mais la justesse de ses objectifs et le dynamisme de sa stratégie. C'est aussi un curieux toujours en éveil : il défend le travail des femmes (partiellement pour des raisons financières un peu cyniques), parmi les premiers il prône le « bibliophote » (lecteur de microcopies) ; Jean-Pierre Seguin insiste sur ses voyages en Angleterre, mais on voit ici qu'Eugène Morel est un insatiable découvreur, y compris dans des pays moins développés (en Inde par exemple).

Même si parfois ses jugements peuvent paraître brutaux (et les critiques de l'époque, cités dans l'ouvrage, ont souvent réagi avec vigueur), Eugène Morel emporte l'adhésion par la passion qui le guide. Il est servi en cela par un réel talent d'écrivain, expert dans la formule à l'emporte-pièce et le raccourci ironique, si séduisants que Jean-Pierre Seguin consacre une annexe à relever quelques citations savoureuses qui n'ont pas pu trouver leur place dans les textes rassemblés.

N'y aurait-il donc aucune critique à formuler envers Eugène Morel ? Jean-Pierre Seguin n'est réticent que vis-à-vis de son attitude mordante envers les chartistes, soulignant que les premiers disciples de Morel furent justement des chartistes. Mais était-ce si étonnant, puisqu'à cette époque les seuls bibliothécaires professionnels reconnus ne pouvaient guère être que chartistes, Eugène Morel était une des rares - et brillantes -exceptions ? Par ailleurs, si la Bibliothèque sort très largement égratignée, c'est par jeu d'écrivain qui le pousse à noircir le tableau afin de poser des contrastes, mais c'est aussi pour lancer des propositions constructives en direction de cette même Bibliothèque nationale (accueil du public, gestion du catalogue général,...).

Merci à Jean-Pierre Seguin d'avoir su proposer aux modemes bibliothécaires la découverte ou la relecture du moderne Eugène Morel. Certes, les bibliothécaires de lecture publique savoureront ces pages avec un intérêt immédiat, mais les leçons qu'elles contiennent ne peuvent manquer de toucher tous les professionnels des bibliothèques, tant leur pertinence reste d'une immédiate actualité.

Espérons que cette heureuse initiative ne sera que le prélude à la réédition de l'intégralité de La librairie publique (le plus ramassé des deux principaux titres). En attendant, concluons avec Jean-Pierre Seguin : « Bibliothécaires, lisez Morel ! ».