Bibliothèques et monde scolaire : complémentarité et coopération

Claude André

Dès janvier 1993, dans Les Feuillets de l'interactif, n° 3, la Fédération française de coopération entre bibliothèques (FFCB) annonçait qu'elle entreprenait de conduire une enquête sur les relations entre les bibliothèques publiques et le monde scolaire : « Placée sous la direction scientifique de Jean-Marie Privat, maître de conférences à l'Université de Metz, cette enquête aura pour objet de mesurer les actions menées par les bibliothèques à destination du public scolaire, et, en contrepoint, les besoins et les attentes du secteur scolaire en la matière. Elle s'inscrit dans les objectifs du plan lecture développé par le ministère de l'Education nationale et de la Culture et souhaite être un outil pour contribuer à renforcer le partenariat entre le monde scolaire et le réseau des bibliothèques publiques... Les résultats de cette enquête seront publiés et restitués intégralement dans le cadre d'une université d'été qui se tiendra en octobre 93... ».

Du béton dans le programme

Et c'est ainsi que se tint, du 26 au 29 octobre 1993, au VVF (Village vacances famille) de La Grande Motte, l'université d'été : « Les relations entre les bibliothèques publiques et le monde scolaire, complémentarité et coopération », regroupant plus de vingt intervenants et près de soixante participants. Ministère de l'Education nationale, ministère de la Culture, Directions régionales des affaires culturelles (DRAC), Centres régionaux du livre, Centres régionaux de documentation pédagogique (CRDP), Inspections académiques, Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) étaient représentés du côté des intervenants ; les participants, eux, émanaient de ces mêmes structures ainsi que des bibliothèques publiques, des écoles maternelles, primaires, des collèges et des lycées. Dans cette représentation très riche des différents acteurs de la coopération manquaient néanmoins des élus et des représentants du monde associatif, ainsi que du ministère de la Jeunesse et des Sports, dont on sait qu'ils sont indispensables à la bonne marche de bien des actions de coopération.

La nature a horreur du vide et c'est sans doute pourquoi les efficaces organisatrices de ces rencontres, Béatrice Pedot de la FFCB et Caroline Rives de la Joie par les livres conçurent un programme en béton, si dense qu'il déborda et ne ménagea que trop peu de temps pour des échanges : qu'à cela ne tienne, les courageux participants transformèrent les temps de pause en temps de confrontation, nul ne fut oisif et bien peu eurent le temps d'apercevoir la mer pourtant si proche...

Propositions et interrogations

Un après-midi d'échanges par ateliers permit néanmoins de parler des réussites et échecs de la coopération, de réfléchir aux formations initiales et continues communes, et d'envisager comment aller au-delà de l'enquête. C'est ce temps, riche en propositions, qui montra bien que davantage de moments de concertation eût été bénéfique.

Au cours de ces quatre journées, on ne se demanda jamais « pourquoi coopérer » ni « coopérer, pour quoi faire », tant intervenants et participants semblaient convaincus, à l'instar des organisatrices qui l'annoncèrent d'entrée de jeu, que « la coopération est une bonne chose ». Mais chaque intervenant eut à cœur, au-delà de la présentation de son service et des actions de coopération qu'il avait initiées, de dire l'intérêt qu'il porte à l'enfant et à la lecture. Ce qui fut au cœur de cette semaine d'échanges et ne cessa de ressurgir, ce sont les interrogations de chacun quant aux pratiques susceptibles de développer le rapport des enfants à la lecture.

Max Butlen montra bien quelle influence les politiques de lecture, successives et diverses, ont exercé sur l'approche du problème, depuis la vision de la lecture comme « vice impuni » jusqu'à la conviction qu'elle est l'indispensable « levier d'insertion sociale », il clarifia notre regard sur les pratiques de lecture. Cela n'empêcha pas intervenants et participants de croiser le fer à propos de leurs conceptions de la lecture : « lecture plaisir », « lecture apprentissage », « lecture loisir », « lecture gratuite », « lecture obligatoire »...

Ceci étant, au-delà des mots, chacun était bien convaincu de la nécessité d'unir les efforts de tous, scolaires et culturels, dans l'intérêt des enfants, et pouvait reprendre à son compte cette phrase préfigurative d'Eugène Morel, citée par J.-M. Privat : « La bibliothèque publique est le complément indispensable de l'école laïque ».

Une enquête à approfondir

Le temps fort de ces journées fut, bien sûr, la présentation commentée par J.-M. Privat de l'enquête menée dans quatre régions témoins : Bourgogne, Franche-Comté, Languedoc-Roussillon et Midi-Pyrénées, ainsi que dans l'académie de Créteil - pour les départements du Val-de-Marne et de la Seine-et-Marne) auprès de 629 bibliothèques municipales, 22 bibliothèques départementales et 3 019 établissements scolaires - le quart des établissements concernés.

Le taux de réponses aux questionnaires, de l'ordre de 57 % en bibliothèques et de 35 % dans les écoles, se situe au-dessus des 30 % que les spécialistes des sondages considèrent comme nécessaires pour qu'un résultat soit statistiquement significatif. Il faut savoir que, dans chaque région, l'Agence de coopération pilotait l'envoi et la réception de ces questionnaires qui, pour les établissement scolaires, étaient accompagnés d'une lettre de la direction ministérielle. Les 40 questions ouvertes, porteuses chacune de plusieurs items, avaient pour but de comptabiliser les actions de coopération menées entre écoles et bibliothèques, mais surtout de cerner l'importance que l'on attache à cette coopération d'un côté comme de l'autre, d'évaluer les attentes liées à son développement ; sans oublier la mise en évidence des représentations que chaque acteur de la coopération se fait de ses partenaires.

Globalement, le résultat de l'enquête montre que le message d'Eugène Morel est entendu, même si affleurent quelques distorsions, dont J.-M. Privat éclaira la portée.

Si le défaut de connaissance du partenaire en coopération est reconnu de part et d'autre, il est davantage ressenti du côté enseignant. Si on s'accorde à souhaiter une accentuation des actions communes, il s'avère que les enseignants n'envisagent pas d'augmenter le temps qu'ils y consacrent et ne se soucient pas vraiment de sa pérennisation. Les bibliothécaires semblent regretter d'être trop souvent initiateurs de ces actions.

Les relations entre les bibliothèques municipales et les scolaires se font selon une courbe identique dans toutes les régions : progressant à partir de la maternelle et culminant au cours préparatoire, elles baissent dès le cours élémentaire et ne remontent en sixième que pour s'atténuer en fin de collège et disparaître au lycée : pré-ados et ados sont les délaissés du système.

L'attente des enseignants vis-à-vis des bibliothécaires reste modeste, puisqu'ils en escomptent essentiellement des prêts de livres. Désireux que cette pratique génère le goût de lire chez les enfants (cette attente requiert 60 % de réponses favorables), ils ne sont que très peu nombreux à reconnaître l'enjeu de la lecture comme levier d'insertion sociale ou comme partie prenante de la formation du citoyen (6 %) !

Le temps fut trop court, là encore, pour tirer les leçons de cette enquête précise et passionnante pour laquelle l'exploitation des réponses aux questions ouvertes reste à faire. La FFCB s'en charge actuellement et l'année 94 verra la publication de l'enquête, et la poursuite de l'exploitation de ses résultats.

Des contrats pour des actions structurelles

Avant de conclure ces journées, la parole fut donnée à Michel Melot. Le président du Conseil supérieur des bibliothèques est convaincu que le seul moyen d'aider la coopération entre les bibliothèques publiques et le monde scolaire, c'est de travailler à structurer les relations entre ces deux univers : soit en prônant le rapprochement entre le conseiller pour le livre et le chargé de mission Maîtrise de la langue, soit en créant un poste de coordination sur le terrain, mis à la disposition commune des DRAC et des académies. Mais, dans le même temps, Michel Melot montra bien qu'une logique contractuelle, permettant aux actions communes de dépasser le cadre conjoncturel pour devenir structurelles, ne doit pas être confondue avec une politique réglementaire, qui ne ferait que renforcer les inégalités existantes.

Bref, rien n'est facile et on le comprit mieux en réfléchissant aux lacunes institutionnelles qui émaillent le paysage de la coopération tant au plan régional (qui sont les interlocuteurs « culturels » des lycées ?) que départemental (qui peut aider les bibliothèques des petites communes et les collèges ruraux à se regrouper ? Les bibliothèques départementales de prêt ?) La présence de maillons faibles, l'absence de chaîne verticale (région/département/communes) montrent bien que les bonnes volontés qui naissent ici où là risquent de s'user en vain.

Une illustration convaincante de cette structuration nécessaire avait été donnée par la présentation des actions de coopération en Languedoc-Roussillon, où travaillent en liaison la conseillère pour le livre, le chargé de mission Maîtrise de langue, les bibliothécaires, une coordinatrice de zone d'éducation prioritaire, le CRDP et l'agence de coopération.

Une coopération dans la durée

On fut unanime : coopérer c'est bien, travailler à inscrire les actions de coopération dans la durée, c'est mieux. Nombre d'idées fusèrent à la tribune, comme dans les ateliers ou dans la salle, dont nous ne retiendrons que les plus marquantes reprises par Marie-Claire Millet, responsable du Département de l'action régionale et des bibliothèques au ministère de la Culture. Elle s'engagea à réunir les conseillers pour le livre afin de les tenir informés de cette université d'été, ainsi qu'à agir au niveau du groupe interministériel et manifesta le souhait qu'Ecole et Culture soient associées au grand débat sur l'aménagement du territoire :
- elles devraient réfléchir à la mission des bibliothèques départementales de prêt, parfois troublées par la déscolarisation de leur action recommandée par la circulaire Gattégno voilà plusieurs années ;
- la Fédération française de coopération entre bibliothèques, le Conseil supérieur des bibliothèques, le Centre régional de documentation pédagogique pourraient rédiger en concertation une brochure diffusée largement et qui serait un vade-mecum pour la coopération, listant les structures et leur hiérarchie, proposant des modèles de convention, énumérant les lieux et les personnes-ressources, et proposant l'indispensable lexique des sigles qui fleurissent dans le monde scolaire ou socioculturel et qui, de l'avis de tous, ont besoin d'être explicités ;
- il est souhaitable que tout soit mis en œuvre pour aider à la pérennisation des actions tant au plan local que régional, sans oublier qu'une action ne perdure qu'à condition d'être reconnue par les élus qui s'engagent par des conventions ;
- il faudrait, enfin, que se mettent en place des formations communes aux personnels des deux directions ministérielles.

La FFCB travaille en ce moment à la rédaction du vade-mecum de la coopération et va publier l'enquête de J.-M. Privat. On ne peut que souhaiter que les moyens lui soit donnés pour que ces documents puissent être largement diffusés et touchent les milliers de personnes travaillant en bibliothèque, dans les écoles et les collèges, qui, comme l'a montré l'enquête, coopèrent au quotidien, sans avoir toujours les moyens de développer leurs actions pour les prolonger au-delà d'une année scolaire.

Coopérer, pourquoi ? Il est temps de poser la question. L'enfant est le souci de chacun d'entre nous et son accès à la lecture maîtrisée est notre catalysateur commun, et, comme l'a dit Marie-Claire Millet : « le taux d'illettrés doit être notre déclencheur ». Au-delà des querelles de mots sur telle ou telle conception de la lecture, la coopération entre enseignants et bibliothécaires doit se développer et s'institutionnaliser, car c'est à ce prix que l'on fera progresser l'enfant sur le chemin de l'insertion sociale.