Vie et destin de l'ancienne Bibliothèque d'Alexandrie
Mostafa El-Abbadie
ISBN 92-3-202632-5
L'antique Bibliothèque d'Alexandrie continue d'alimenter recherches, hypothèses, investigations, réflexions sur ses richesses et sur les développements intellectuels que son existence a autorisés
La création
La première incertitude conceme les origines mêmes de la fondation de la Bibliothèque. On sait qu'après la mort d'Alexandre en 323 av. J.-C., ses généraux se partagèrent l'Empire. C'est généralement à Ptolémée Ier Soter, le fondateur de la dynastie, que l'on attribue la construction du phare de Pharos, du Musée et de la Bibliothèque royale : « Le Sôma et le Musée (avec sa bibliothèque) faisaient partie l'un et l'autre de la Basileia, ou quartier des palais royaux, qui, selon Strabon, couvrait un quart ou même un tiers de la superficie de la ville ». Mais des sources plus nombreuses encore attribuent la fondation de la Bibliothèque à Ptolémée II Philadelphe.
Avec la plupart des historiens, l'auteur de l'ouvrage, professeur honoraire à l'université d'Alexandrie, estime que c'est sous l'influence de Démétrios, son conseiller, ancien tyran d'Athènes exilé, que Ptolémée Soter fonda le Musée et la Bibliothèque : « Le plan du Musée suivait le modèle bien connu des deux célèbres écoles de philosophie d'Athènes, l'Académie de Platon et le Lycée d'Aristote ». « A l'origine, la Bibliothèque était située à proximité du Musée, à l'intérieur de l'enceinte des palais royaux qui surplombait le grand port. Un peu plus d'un demi-siècle plus tard, lorsque la quantité d'ouvrages réunie dépassa la capacité de la Bibliothèque, il fut décidé d'ouvrir une annexe destinée à abriter l'excédent de livres ». Pourtant, les sources existantes ne parlent de la Bibliothèque qu'au singulier. La charge de bibliothécaire responsable de cette Bibliothèque était un poste de haut prestige. Son détenteur était en même temps précepteur royal.
Les richesses de la bibliothèque
On le sait, « les Ptolémée déployèrent des efforts achamés pour acquérir les livres destinés à leurs bibliothèques ». Selon un texte médiéval, « le nombre des livres de la bibliothèque extérieure s'élevait à 42 800 ; dans la bibliothèque intérieure, il était de 400 000 ouvrages " mélangés et de 90 000 " non mélangés " ». L'auteur estime, comme Christian Jacob au cours du récent colloque de la Bibliothèque de France *, que cette distinction différencie sans doute les volumen contenant une seule œuvre de ceux en accueillant plusieurs. La majeure partie des livres était en grec. Les livres de la bibliothèque d'Aristote, « père spirituel de la Bibliothèque d'Alexandrie », furent-ils conservés dans cette Bibliothèque ? Les sources divergent.
Les moyens employés par les Ptolémée pour enrichir leur Bibliothèque n'étaient pas toujours scrupuleux : les « fonds des navires » étaient constitués de livres saisis sur les navires en halte au port d'Alexandrie, parfois recopiés, parfois rendus à leurs propriétaires, mais pas toujours... On raconte aussi que Ptolémée III acheta à prix d'or l'autorisation d'emprunter les originaux des œuvres d'Eschyle, Sophocle, Euripide en vue de les recopier. Il rendit les copies et conserva les originaux... Si les écrits grecs étaient majoritaires, les autres langues étaient présentes. C'est à Alexandrie, rappelons-le, que fut écrite la traduction des Septante.
Callimaque, son bibliothécaire le plus célèbre, réalisa le catalogue « Pinakes », le plus complet, dont subsistent aujourd'hui quelques fragments : « La méthode principale du classement de Callimaque se fondait sur les genres, les catégories suivantes étaient attestées : réthorique, droit, poésie épique, tragédie, comédie, poésie lyrique, histoire, médecine, mathématiques, sciences naturelles et divers. Sous chaque rubrique, les auteurs étaient classés par ordre alphabétique. Chaque nom était suivi d'une courte notice bibliographique et d'une étude critique des écrits de l'auteur ». Un catalogue savant par un savant catalogueur...
La floraison intellectuelle
On sait l'influence décisive que l'existence de la Bibliothèque eut sur la « floraison intellectuelle » des siècles des Ptolémée et des premiers siècles de l'ère chrétienne. « Peut-être l'expérience alexandrine doit-elle sa singularité à l'émergence et à l'approfondissement d'une conception élevée de l'érudition, fondée sur une étude et une compréhension approfondie de l'héritage du passé, héritage considéré comme ayant une valeur éternelle et méritant d'être préservé ». Un héritage pourtant soumis à l'étude et qui donna lieu à la naissance d'une discipline nouvelle : la critique des textes. Quelle était la bonne version des textes anciens ? Les controverses ou débats d'interprétation auxquels a donné lieu leur lecture sont nombreux et riches. Les travaux d'interprétation d'Homère par Aristarque ou Erathostène, qui furent tous deux conservateurs en chef de la Bibliothèque, sont célèbres. Pour continuer avec les travaux des conservateurs éminents de cette Bibliothèque, citons Aristophane de Byzance : « arbitre de joutes poétiques, il était capable de détecter tous les vers empruntés et d'en indiquer la provenance », ce qui le conduisit à diverses reprises à dénoncer publiquement les plagiaires...
Mostafa EI-Abbadi cite de nombreux exemples de l'inlassable activité intellectuelle des savants d'Alexandrie dans des domaines très variés. La richesse des travaux dans les disciplines scientifiques ou théologiques (avec Origène ou avec Plotin par exemple) est illustrée par l'auteur.
La fin et le feu
C'est sur les circonstances de la destruction des Bibliothèques d'Alexandrie que l'auteur se sépare des hypothèses couramment retenues aujourd'hui. C'est sans doute sur ce point que sa propre démonstration est la plus contestable. Malgré les limites des sources, les historiens estiment en effet généralement qu'Alexandrie fut détruite lors des invasions arabes du VIIe siècle sur ordre du calife Omar, qui aurait écrit à son général Amr, incertain sur l'attitude à tenir envers la Bibliothèque : « A propos des livres que tu mentionnes, si ce qui s'y trouve écrit est conforme au Livre de Dieu, ils ne sont pas nécessaires ; si ce n'est pas conforme, ils sont inutiles. Détruis-les donc ». « Amr ordonna donc de distribuer les livres aux bains d'Alexandrie et de les utiliser comme combustibles pour le chauffage ; il fallut six mois pour les brûler », raconte lbn Al-Qifti au XIIIe siècle dans son Histoire des sages.
C'est à cette histoire que l'auteur s'oppose, la soupçonnant d'être un faux fabriqué par les Croisés, visant à discréditer les Arabes et à les dépeindre comme des ennemis de la culture. Reste deux hypothèses possibles pour M. El-Abbadi : la destruction de la Bibliothèque par les troupes de César lors de la guerre qui l'oppose à Pompée en 48 ou lors des troubles qui virent l'empereur chrétien Théodose interdire les cultes païens, détruire les temples et aboutirent à la destruction du Serapeum en 342 ap. J.-C.
L'auteur attribue la responsabilité de la destruction de la Bibliothèque d'Alexandrie à ces deux événements conjugués : la Bibliothèque royale aurait été détruite par les incendies provoqués par les troupes de César, et le « fanatique évêque d'Alexandrie » serait responsable de la destuction de la Bibliothèque du Serapeum.
Une démonstration, qui, à la fin d'un ouvrage par ailleurs riche de nouvelles précisions, ne convainc pas.