Chambéry 1993

Congrès national de l'ABF

Christophe Pavlidès

Bibliothèques et mémoire : vaste sujet, peutêtre sujet d'évidence, en tout cas riche sujet de réflexion choisi par l'ABF pour son congrès 1993, tenu à Chambéry, ville de mémoire comme ancienne capitale ducale, mais aussi ville de bibliothèques : une bibliothèque départementale de prêt dynamique, installée dans des locaux rénovés, une bibliothèque universitaire en plein développement, une médiathèque municipale flambant neuve et déjà fameuse, et quelques autres proposées à la visite entre deux débats ou au détour d'un vin d'honneur ou d'une remise de prix.

La mémoire et l'Etat

L'ampleur du thème retenu ne pouvait qu'entraîner une variété d'approches, de débats, de controverses, parfois d'errements. Tout a commencé sous les meilleurs auspices, par l'accueil des élus mais aussi d'un (nouveau) préfet que les bibliothécaires connaissent bien, Francis Beck, qui voit dans la profession « les moines soldats de la démocratisation et de la mémoire ».

Est-il légitime d'avoir un service public de la mémoire ? Pour Jean-Michel Leniaud (Ecole pratique des hautes études), trois approches sont possibles dans les rapports entre Mémoire et Etat : l'approche « théocratique », qui est celle des révolutionnaires (l'Etat et la mémoire sont indissolubles et sacrés), l'approche « concordataire », qui efface le caractère officiel de la mémoire mais maintient une censure, et enfin la « séparation de la mémoire et de l'Etat » : mais un Etat, une nation peuvent-ils subsister sans mémoire ? C'est par une réactivation de l'humanisme et un consensus social le plus large que la mission de service public « mémoriel » peut s'exercer, loin de tout unanimisme factice.

Bernard Stiegler (Université de technologie de Compiègne) souligne, pour sa part, la place de la mémoire, conservée dans les objets, dans le processus d'évolution de l'homme. Les avancées technologiques et informatiques, l'hypertexte notamment, rappellent que les grands concepts informatiques sont nés dans les bibliothèques ; il revient à la société industrielle d'avoir théorisé l'économie de l'information, et le problème de l'accès au savoir et de sa démocratisation reste incontournable.

La mémoire repose sur les modes de collecte et de conservation, qui eux-mêmes traduisent une volonté : volonté d'identité nationale, comme dans le cas de la National Library of Scotland et de la constitution en son sein d'une Scottish Science Library spécifique (Antonia J. Brunch, Director) ; renforcement d'une spécialisation déjà forte en ethnologie régionale, comme à Niort (Eric Surget, BM).

Ames sensibles, s'abstenir

« Du bon usage de la mémoire bien conservée », tel pourrait être le titre de la communication de Jean-Marie Arnoult (BN), axée sur la valorisation de la mémoire. En deux décennies, il semble que l'on soit passé de l'exposition pédagogique à l'« exhibition » un peu trop fétichiste (cf. la place prise par les produits dérivés : tee-shirts, etc.). Or, les relations entre conservateurs et scénographes ou architectes sont souvent un dialogue de sourds.

Au-delà de l'exposition, comment rendre plus accessible le patrimoine ? C'est tout l'enjeu des transferts de supports : on retiendra l'entreprise de numérisation des Archives générales des Indes, à Séville, soit 45 millions de documents, dont 10 % ont déjà été traités depuis 1986-87 et sont accessibles sur disques reliés à une base de données en texte intégral et à une base de gestion ; précisons que cette opération est aussi un mariage réussi du mécénat et du service public. Un autre projet de numérisation retient l'attention : le programme de l'Unesco « Mémoire du monde », ouvert en juin 1992, avec le traitement des manuscrits de la Grande mosquée de Sanaa (Yémen). Reste qu'il faut aussi intégrer à la mémoire collective des documents « jeunes » dont la conservation n'était pas prédéterminée : c'est le cas des images des satellites SPOT, d'une durée de vie de dix ans... Il faut donc, comme le souligne François Reiner (médiathèque de la Villette), intégrer les coûts de conservation dans un coût global.

En tout état de cause la mémoire se pense comme sélective. « Ames sensibles s'abstenir », lance Jean-Pierre Oddos (BDF) : en bibliothèque aussi, il faut é-li-mi-ner ! Mais qu'on se rassure, Tolbiac ne sera pas un temple de la destruction, et - plus sagement c'est le programme dessiné par Roger Pierrot, en 1978, pour la Bibliothèque nationale (déjà devant le congrès de l'ABF) qui structure le projet de conservation et d'élimination de la Bibliothèque de France. Tolbiac ne pourra fonctionner sans le fameux deuxième site de Marne la Vallée, où sera notamment conservé un exemplaire de sécurité, de « conservation absolue » de chaque ouvrage du dépôt légal à partir de 1996. D'autre part les bibliothèques participant au catalogue collectif seront placées devant leurs responsabilités de conservation, mais donc aussi d'élimination.

Le problème de l'élimination n'est pas propre aux bibliothèques. François Gèze décrit très précisément les mécanismes qui conduisent un éditeur à pilonner des livres : pilon partiel lorsqu'un tirage a été trop élevé, pilon des retours d'invendus, croissant - crise oblige - depuis deux ou trois ans, mais aussi pilon total, le plus contestable, auquel ont trop souvent recours les grands groupes. La discussion montre que les malentendus - voulus ou non -entre éditeurs et libraires n'aident pas toujours les acheteurs, donc les bibliothécaires, à savoir si un ouvrage est réellement épuisé ou non.

L'historien, le bibliothécaire et l'archiviste

Qu'est-ce que la mémoire des bibliothèques ? Dans ses aspects « institutionnels et professionnels », les débats traduisent une grande diversité d'approche. Particulièrement sur l'Histoire des bibliothèques, dont Dominique Varry (ENSSIB) souligne qu'elle a, en France, plus d'écho chez les bibliothécaires que chez les historiens... Rien de semblable dans le monde anglo-saxon, où coexistent plusieurs revues d'histoire des bibliothèques. Ce n'est au fond qu'après quelques décennies d'émergence d'une histoire du livre bien dans la tradition de l'école des Annales, couronnée par l'Histoire de l'édition, que la lecture, puis les bibliothèques en tant que telles, sont devenues des champs d'investigation pour la recherche historique française. Dès lors l'Histoire des bibliothèques est largement une somme de monographies de première main sur des sujets qui n'ont jamais été traités de front précédemment, et la critique devient aisée devant un monument sans égal pour longtemps mais nécessairement imparfait. Curieusement, c'est de collaborateurs de l'entreprise que viennent les critiques les plus rudes : Jacqueline Gascuel n'a en effet pas manqué de relever quelques erreurs factuelles et absences fâcheuses, peu évitables pourtant vu l'ampleur du corpus.

Plus sérieusement, les rôles respectifs de l'historien, du bibliothécaire et de l'archiviste posent problème. Jacqueline Gascuel et Noë Richter s'attachent à montrer la place de la mémoire dans la vie des bibliothèques et de leur(s) association(s). A cet égard, les archives de l'ABF livrent de fructueux enseignements, tant par leurs apports - sur l'histoire des relations entre l'ABF et l'Association pour le développement de la lecture publique, créée en juillet 1936 - que par leurs limites - rien sur la manifestation de juillet 1975 contre la suppression de la DBLP. Mais les postulats de Noë Richter sur la mémoire du « bibliothécariat » et les illustrations données par Jacqueline Gascuel posent problème : le bibliothécaire est-il le mieux placé pour écrire l'histoire de sa profession ? Pour Gérald Grunberg, le bibliothécaire peut se faire l'archiviste et tout au moins le chroniqueur de la mémoire de son institution, mais il ne se substituera pas à l'historien. Noë Richter développe une vision quasi positiviste d'une histoire « reconstruction rationnelle et objective du passé », avec un projet d'équipes mixtes officialisées de bibliothécaires et d'historiens... Le succès de sa mise au point, peu étonnant devant un auditoire qui, lui, n'a rien de mixte, renvoie aux propos de Dominique Varry sur le long chemin à parcourir pour voir l'histoire des bibliothèques prendre son autonomie. Les bibliothécaires contestent déjà aux non-bibliothécaires de s'occuper de leur formation, de leur recrutement, de leurs missions : il en va donc de même de leur histoire, et s'en étonner peut encore relever du scandale... S'il est légitime de sensibiliser la profession à son devoir de collecte et de conservation de sa propre mémoire, on ne tranchera pas le débat par un nouveau repli corporatif.

Un congrès foisonnant

Après ces deux premières journées très « mémorielles », on retiendra surtout, des débats dominicaux plus « administratifs » de l'association, la fusion annoncée des sections BU, BN et BS de l'ABF, constituée désormais d'une grande section d'étude et de recherche à côté de la toute-puissante section de lecture publique.

L'ajout in extremis de deux tables rondes en fin de journée, non prévues au pré-programme, sur des sujets d'actualité concernant éditeurs, libraires et bibliothécaires laisse un peu perplexe : si l'évolution des bibliothèques de jeunesse, thème ô combien classique, supporte aisément d'être expédié en un peu plus d'une heure, il était quelque peu léger de prétendre tenir une table ronde sur le droit de prêt en un temps aussi court, qui ne permettait que d'exposer les points de vue croisés des représentants des bibliothécaires, des éditeurs, des libraires et des auteurs, sans que l'approche juridique - incontournable sur cette question relevant des communautés européennes - soit privilégiée, et sans qu'il y ait l'amorce d'un débat, alors qu'on pouvait utilement sonder les institutionnels présents. On retiendra l'impression confuse que les libraires sont plus proches des bibliothécaires, et que les éditeurs ménagent les auteurs. On retiendra surtout qu'il serait tout de même plus sérieux, sur un thème aussi embrouillé, aussi technique et, finalement, aussi crucial, d'adopter la formule de la journée d'étude.

Avant de s'égailler dans les visites de bibliothèques, le lendemain, les congressistes les plus endurants pouvaient encore écouter la voix des administrations centrales et du conseil supérieur des bibliothèques. Cette année, pas de jaloux : Culture et Enseignement supérieur avaient chacun leur réforme de structure à présenter. Serge Kancel (DLL) clarifiait les nouveaux rôles de la Direction du livre et du Centre national du livre (ex-Centre national des lettres), tandis que Daniel Renoult (DPDU) présentait les grandes lignes de la réorganisation d'ensemble de l'administration centrale de l'enseignement supérieur et de la recherche, avec la création d'une nouvelle direction regroupant l'actuelle délégation à l'information scientifique et technique, la mission musées et la sous-direction des bibliothèques.

De part et d'autre, les projets ne manquent pas : déconcentration, réflexion sur les comportements des lecteurs, sur les missions des bibliothèques... Les liens sont profonds entre bibliothèques sous tutelles différentes, et il revenait à Michel Melot d'illustrer ce lien à travers l'action du Conseil supérieur qu'il préside désormais, et dont il se félicite de l'absence de pouvoir réel, gage d'indépendance. Un congrès foisonnant, peut-être un peu trop pour l'appétit des bibliothécaires... mais les moins « colloquomanes » seront allés méditer de longues heures sur la mémoire et le futur, derrière les vitres de la médiathèque Jean-Jacques Rousseau, alias le Bateau-Livre...