Le livre en question

dossier

par Jean-Claude Utard
Jean-Marie Bouvaist, Marc Minon, Valérie Ganne... et al.
Paris : Médiaspouvoirs, 1992. -p. 80-193; 24 cm.
(Médiaspouvoirs, n° 27, juillet-sept. 1992)
ISSN 0762-5642 : 110 F.

Les fluctuations ou accidents de l'édition génèrent toujours un double discours : celui d'une analyse économique, et celui, qui en prend vite le relais, d'une interrogation élégante ou angoissée sur la culture qu'elle transmet et permet. Ainsi donc, quatre ans après avoir publié un dossier prosaïquement intitulé « Le marché du livre », la revue Médiaspouvoirs en propose un second au titre, crise aidant, d'une tonalité bien différente. Or est-ce bien le livre qui est en cause, ou ne serait-ce pas plutôt une certaine économie et certains types de livres qui seraient en question ?

Une embellie passagère

C'est que la belle embellie de la fin des années 80 s'est révélée passagère, et, ainsi que le notent les auteurs de l'éditorial, J.M. Charon et V. Ganne « du coup resurgit le spectre d'une évolution du domaine du livre marquée par des tendances perverses (...) ». De ces difficultés qui font que « d'aucuns parlent une fois de plus de crise », ce dossier de 120 pages entend faire le tour, en distinguant cependant plusieurs niveaux d'explications. Car l'éditorial nous le rappelle : « En réalité, les signes de tension (...) sont de plusieurs ordres et finalement de nature assez différente ».

Les premiers éléments de cette « tension » sont conjoncturels : la récession économique accélèrerait quelques phénomènes bien connus de baisse de rentabilisation du secteur (les ventes sont en repli alors que le nombre des titres s'accroît, les tirages moyens diminuent, les librairies sont au bord de l'asphyxie...) et se conjuguerait avec les tensions de la presse et de la communication pour faire tanguer les géants multimédias...

C'est à ce premier niveau d'explication que s'attache l'article de J.M. Bouvaist : « La rationalisation d'une industrie de prototypes » complétée par une série de fiches présentant les « grands » de l'édition française. Son étude démontre que le processus d'industrialisation qui avait marqué les années 80 n'a pas apporté les preuves de sa réussite. Au contraire, les groupes d'édition ont plutôt malmené leurs secteurs livres, tout occupés qu'ils étaient par leurs aventures audiovisuelles, par le marketing de leur distribution et la recherche de recettes miracles pour profits à court terme. Les maisons d'édition moyenne (Gallimard, Seuil, Albin Michel) s'en sortent bien mieux. Surtout, insiste J.M. Bouvaist, « il faut bien constater que les performances sont inégales d'un secteur à un autre, d'une entreprise à l'autre ». Autrement dit, peut-on faire comme si l'édition était un tout, une seule et même réalité économique ? Et de noter d'ailleurs que l'application sommaire des règles économiques générales que sont effets de dimension, économies d'échelle, taylorisme et fordisme « ont mis le livre en péril dans les grands groupes, dans le temps même où se réveillait l'imagination de leurs concurrents à dimension humaine ».

Modifications en profondeur

Ces questions introduisent un second niveau d'explication des tensions : celui de la modification en profondeur des structures de l'édition, mais également de la distribution et des points de vente. Plusieurs articles observent ces métamorphoses. Certains d'entre eux offrent des synthèses utiles, mais dont les données ont déjà fait l'objet d'articles et comptes rendus, particulièrement dans les Cahiers de l'économie du livre. Ainsi Marc Minon rappelle le risque d'une économie duale dans le secteur des sciences humaines (et nous pouvons généraliser ses propos à l'édition scientifique) : d'un côté des ouvrages spécialisés, peu ou mal diffusés et produits par des éditeurs de plus en plus dépendant des subventions publiques, et du côté des grands éditeurs, une seule production d'ouvrages de vulgarisation. Pareillement, J.-M. Bouvaist nous livre une intéressante note de synthèse sur l'évolution de l'édition pour la jeunesse.

Deux articles sont totalement originaux et méritent que l'on s'y arrête un peu plus. Celui de Bruno Schmutz, « Clubs de livres : la lecture à moindre effort » nous situe les divers clubs de livres et nous donne une analyse presque complète du système France Loisirs. Sauf sur les rapports que ce dernier entretient avec les éditeurs (modalités et montants des achats de titres), l'étude est fournie : lectorat, choix des titres, fixation des prix, part des librairies et points de vente France Loisirs sont ainsi détaillés. Sa conclusion mérite d'être citée : « Le rôle des clubs de livres dans la démocratisation de la lecture n'est pas évident (...) ». Quant à la sélection des titres, elle privilégie « convenance et conformité » et influence en ce sens les éditeurs dans leurs choix...

Trois jeunes diplômés de l'Ecole supérieure de commerce de Paris (ESCP) nous donnent un résumé de leur mémoire sur « le prix unique du livre dix ans après ». Le titre semble promettre une évaluation, le contenu est hélas plus banal qui se contente de faire le tour des prises de position qui accompagnèrent et escortent encore cette loi. Du coup les auteurs oscillent entre une appréciation qui considère que cette loi est « pleinement légitimée » et une découverte naïve qu'elle ne résout pas tous les problèmes : qu'elle n'a pas empêché par exemple une baisse des parts de marché de la librairie qu'elle entendait protéger, ou qu'elle n'a pas résolu les problèmes de l'interprofession (système des offices et des remises)... Certes, mais la loi ne se voulait qu'un élément dans la politique du livre, ce que d'ailleurs nos auteurs rappellent... On comprend peu alors le jugement qu'ils portent : puisque la loi n'a pas résolu tous les problèmes, c'est que « le prix unique du livre n'est pas aujourd'hui un mode de régulation efficace du secteur (...) ». Cela, et quelques autres affirmations pour le moins hâtives (les petits éditeurs ne seraient pas attachés à la petite et moyenne librairie mais préféreraient les FNAC !) diminue l'intérêt de leur étude.

La lecture en crise

De cette interrogation sur les structures, on passe aisément au troisième facteur explicatif de ces mutations actuelles de l'édition : celui, beaucoup plus fondamental de la lecture, celui où se joue l'avenir du livre. Evidemment, à ce stade, c'est sur le livre, produit pas comme les autres, mais vecteur de la culture que l'on insiste... Encore que statistiques et enquêtes quantitatives nous mettent dans le même panel des ouvrages fort différents et appartenant de manière bien différenciée à la culture...

Olivier Donnat nous livre donc une synthèse, d'une part des résultats de l'enquête sur les pratiques culturelles des Français, 1973-1989, d'autre part de diverses autres recherches récentes sur ces sujets : travaux de F. de Singly, enquête de l'INSEE sur les pratiques de loisirs, etc. Toutes mettent en avant le phénomène qui donne le titre de l'article, « la baisse de la lecture de livres », au sens de baisse d'intensité des pratiques. La diminution de la quantité de forts lecteurs est particulièrement sensible chez les jeunes, et atteint même son maximum d'effets chez les adolescents dont le père est cadre supérieur. D'où le fait que l'on peut parler « de moyennisation de l'activité de lecture de livres pour les jeunes générations ». Reste que si toutes les enquêtes mettent cette manifestation en évidence (ainsi que la féminisation du lectorat), l'interprétation en demeure malaisée. Il peut y avoir déplacement de la lecture vers les magazines; il y a sûrement une concurrence d'autres modes de loisirs ou de culture, tout simplement parce que l'offre s'en est diversifiée (expansion de toute la sphère audiovisuelle); enfin on assiste vraisemblablement à une délégitimation du livre. Le livre « est devenu pour beaucoup emblématique d'un monde révolu, celui qui a précédé la généralisation des nouvelles technologies et la diffusion des valeurs de rapidité, de convivialité et d'hédonisme qui leur sont liées ». Du coup « il n'est plus un enjeu majeur dans les stratégies de différenciation mises en oeuvre notamment par les jeunes des milieux les plus favorisés ».

Comme on le voit, les questions que soulèvent les articles cités, ainsi que les autres études que je n'ai point la place de commenter (citons juste le panorama succinct de l'édition en Europe de l'ouest où V. Ganne nous présente tous les chiffres de base du secteur livre dans les principaux pays européens), sont multiples.

C'est tout l'intérêt de ce dossier : nous donner une bonne synthèse des données de base, mais surtout encourager, du moins je l'espère, à de nouvelles interrogations, à un approfondissement des recherches.