Les politiques tarifaires dans les bibliothèques

Annie Le Saux

Diversité des pratiques, diversité des avis. L'actualité du projet européen de directive du droit de prêt ravive du même coup les antagonismes liés à la gratuité ou non-gratuité des bibliothèques. L'intérêt des bibliothécaires pour ce sujet se manifeste par la fréquence des journées organisées sur ce thème. L'Association des conservateurs de bibliothèques s'est bien évidemment inscrite dans ce mouvement en mettant à l'ordre du jour de la journée du 22 janvier 1993 à l'Institut national agronomique les politiques tarifaires des bibliothèques. Pas de libraires ni d'éditeurs parmi les intervenants, mais une juriste et des bibliothécaires, pas de risque de querelle donc, mais bien plutôt un exposé de la situation présente dans les bibliothèques françaises.

Tarifications actuelles

A partir de plusieurs enquêtes et éléments d'enquêtes sur la tarification des services dans les bibliothèques de lecture publique, Yves Alix, directeur du Service technique des bibliothèques de la ville de Paris, fait un certain nombre de constatations :
- la gratuité totale est quasiment inexistante. Libres d'accès quand il ne s'agit que de consulter sur place, presque toutes les bibliothèques perçoivent ne serait-ce qu'un droit d'inscription, aussi symbolique soit-il ;
- les tarifications appliquées sont souvent complexes et variables d'un établissement à l'autre, l'éventail allant de 10 F à 70 F.

Ces tarifications se sont souvent constituées en fonction de l'apparition de nouveaux supports ou de nouveaux services. Le prêt des disques est presque toujours payant, ainsi que celui des documents audiovisuels. Annie Léon, conservateur à la bibliothèque universitaire de Paris IX-Dauphine a illustré ce propos en expliquant que, dans sa bibliothèque, la tarification est liée au problème de création et de maintenance de nouveaux services, avec une place importante réservée à la qualité du service rendu.

Diversité des pratiques

Ces tarifications se font soit en établissant un droit de prêt global qui donne accès à un service donné, soit en fixant ce droit à l'acte, c'est-à-dire au service rendu, pratique très répandue pour les documents sonores et audiovisuels, soit en faisant payer en fonction du temps passé - ce paiement existant surtout pour les banques de données.

Les tarifications varient encore en fonction de l'origine du lecteur : il y a les résidents et les non-résidents, ces derniers étant pénalisés par des droits d'inscription et des droits de prêt plus élevés. Les arguments avancés dans ce dernier cas ne répondent pas à des critères culturels, comme la logique le voudrait, mais sont assimilables aux critères de périmètre scolaire.

Elles varient enfin en fonction de l'âge des usagers : le prêt est souvent gratuit pour les enfants, les adolescents, les étudiants, les chômeurs,... mais devient payant pour les adultes.

Ces enquêtes démontrent, si besoin était, qu'il n'y a pas de politique commune, mais bien des pratiques distinctes.

Des logiques différentes

Une totale gratuité pour l'usager aurait, selon François Reiner, directeur de la médiathèque de La Villette « des effets pervers ». Avec des coûts nuls, nous attirons, observe-t-il, non pas le public que nous visons, les plus défavorisés entre autres, mais le public le plus au courant des services offerts. Un autre effet pervers de la gratuité se manifeste dans la dévalorisation du service, partant du principe bien établi dans certains esprits que ce qui n'a pas de prix n'a pas de valeur. Faire payer le lecteur, disent aussi certains, c'est le responsabiliser, le faire adhérer à une activité.

D'autre part, constate encore François Reiner, certains services payants peuvent être utilisés abondamment et, dans ce cas, le prix n'est pas un obstacle, alors qu'il ne suffit pas qu'un service soit gratuit pour être utilisé.

Dans les bibliothèques, on ne se situe pas, jusqu'à présent, dans une logique de marché, où, pour établir une tarification, remarque Jean-Michel Salaün, enseignant à l'Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques, il faut tenir compte, outre du coût réel, du « prix psychologique », du prix que le public est prêt à payer pour les services rendus. La logique des bibliothèques est une logique de service public et culturelle et si les bibliothèques faisaient payer la totalité des coûts directement par leurs usagers, elles basculeraient dans une optique commerciale, qui remettrait en cause leur identité et leurs missions.

Ne pas être un service commercial fait que la rentrée financière de la bibliothèque n'est pas proportionnelle à sa fréquentation. Or, le succès que connaissent actuellement certaines médiathèques risque de se retourner contre elles, le personnel et les fonds ne s'accroissant pas systématiquement au rythme de la multiplication des usagers. Faudra-t-il alors changer de stratégie, ne pas attendre une aide des seules autorités de tutelle ?

La directive

Il ne fut directement question du sujet obsédant du droit de prêt que dans l'intervention de Sandra de Faultrier-Travers, enseignante à l'Institut national des Sciences politiques et à l'Institut universitaire de technologie de Paris V. La directive adoptée par le Conseil des Communautés européennes le 19 novembre 1992 et parue dans le Journal officiel des Communautés européennes du 27 novembre 1992 stipule que le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire le prêt appartient à l'auteur, mais que les Etats membres peuvent néanmoins déroger au droit exclusif de prêt public à condition que les auteurs obtiennent une rémunération au titre de ce prêt. On applique à l'écrit ce qui a toujours existé dans le domaine du disque par l'intermédiaire de la SACEM et ce qui aurait dû être depuis toujours si l'usage ne l'avait pas emporté sur la loi.

Le droit du public contre le droit des auteurs. Défendre l'un c'est priver l'autre d'une rémunération justifiée. Prêter gratuitement des ouvrages en bibliothèque publique, c'est promouvoir la lecture et donc - les pratiques culturelles étant cumulatives -, les éditeurs. Les arguments ne manquent pas d'un côté comme de l'autre, l'inquiétude des bibliothécaires s'exprimant aussi dans cette question : qui va payer ? Tarifer un certain nombre de services pose un problème non pas uniquement déontologique, mais bien politique, qui concerne le devoir de l'Etat et des collectivités territoriales envers l'accès à l'information. Et l'intérêt des bibliothécaires est que les politiques en débattent.