Livre et télévision

concurrence ou interaction ?

par Martine Poulain

Roger Establet

Georges Felouzis

Paris : Presses universitaires de France, 1992.- 174 p. ; 21 cm. (Politique d'aujourd'hui)

Ce livre apporte sur un sujet aussi débattu et rebattu que jamais traité, un éclairage nouveau. Pensant, avec Durkheim, que l'anomie apprend beaucoup sur la norme, Roger Establet et Georges Felouzis ont choisi de s'intéresser à des personnes dont les relations à la lecture et à la télévision se situent dans un cadre atypique.

Pas de concurrence directe

Au point de départ, l'analyse de croisements issus de l'enquête Pratiques culturelles des Français. Les auteurs montrent qu'ils « confortent l'idée d'une concurrence entre les deux médias » ; une opposition réelle, mais faible : « Une faible tendance qui se dessine sur un fonds considérable de " bruit ". L'hypothèse d'une opposition directe entre les deux médias n'est pas vraisemblable (...) ». Le niveau de diplôme des individus est toujours ce qui introduit le plus de différence dans les relations des uns et des autres à la lecture ou à la télévision : « Etre un télespectateur exclusif est le cas le plus fréquent chez les sans-diplômes et le plus improbable chez les diplômés. Inversement, les lecteurs exclusifs sont plutôt des femmes diplômées ». Il n'y a donc pas de concurrence directe entre les deux médias, mais des comportements et des centres d'intérêt fortement structurés par le niveau scolaire des personnes.

Ainsi les plus diplômés auront de toute façon un discours « cultivé » sur la télévision comme sur la lecture : « Ces deux médias sont investis des mêmes fonctions par les diplômés : se cultiver, acquérir une culture transmissible et enrichissante, autant intellectuellement que socialement ». Les plus faibles diplômés, eux, parlent différemment du livre et de la télévision : la télévision est associée au loisir et à la détente, le livre à l'apprentissage et à la culture. C'est donc bien l'usage social de ces différents médias qui est en cause et non leur nature immanente...

Je et nous

Après cette analyse secondaire des résultats de l'enquête Pratiques culturelles des Français, Roger Establet et Georges Felouzis ont choisi d'interviewer 50 personnes et d'analyser leur discours. Ces 50 personnes ont été sélectionnées délibérément pour leur atypie : chez les non-diplômés ou peu diplômés, on a rencontré des grands lecteurs, ayant par ailleurs une utilisation cultivée de la tétévision ; chez les bacheliers ont été écoutés des lecteurs qui regardent aussi beaucoup la télévision ; enfin, chez les diplômés de l'enseignement supérieur ont été choisis des lecteurs qui « critiquent la télévision tout en la regardant plus que la moyenne ».

Les entretiens ont été soumis à une analyse lexicologique qui permet de lister les mots les plus ou les moins employés. Dans les formes de la présentation de soi, la lecture appelle l'emploi du je, la télévision celui du nous. Ces termes soulignent une pratique individuelle de la première et une pratique au contraire collective, familiale et sociale de la seconde. Mais ils signent aussi des dénégations. L'emploi du nous ou du on est une façon d'affirmer sa distance par rapport à la télévision, aussi regardée que déniée : « Pratique et critique vont de pair ».

Les auteurs sont ainsi amenés à distinguer dans un premier temps trois groupes de personnes :
- des diplômés, qui font preuve d'un « consumérisme télévisuel cultivé », ont un usage modéré de la télévision, lisent Télérama et de la presse d'information, mais lisent aussi des auteurs contemporains et reconnus,
- des femmes inégalement diplômées, chez qui les interactions entre livre et télévision sont fortes, regardent les émissions littéraires notamment pour acheter des livres,
- des personnes peu diplômées, aux parcours souvent atypiques, associant dans leurs propos et leurs pratiques « Balzac et Sabatier », classiques scolaires et télévision populaire.

Le cocktail et ses dosages

D'autres analyses lexicographiques conduisent ensuite les auteurs à distinguer six nouveaux groupes, « six dosages du cocktail télévision-lecture ». Les premiers, peu diplômés, se présentent comme de grands lecteurs et sont très critiques sur la télévision populaire et les émissions de variétés. Ils utilisent la télévision de manière parcimonieuse. Le deuxième groupe, peu diplômé également, privilégie la lecture documentaire, d'apprentissage et entretient le même rapport à la télévision, dont l'usage est soigneusement dosé. Le troisième groupe regarde la télévision pour se détendre et lit de la même manière, exception faite des femmes qui font l'apologie d'une lecture plus culturelle. Les personnes du quatrième groupe font preuve d'un usage très intensif de la télévision, qui reste presque constamment allumée. Et pourtant, ajoutent Roger Establet et Georges Felouzis, elles lisent et parfois même beaucoup... Le cinquième groupe est celui des lecteurs qui refusent la télévision. Ce sont en fait avant tout des lectrices, des femmes passionnées de fiction ou de toutes sortes de sujets. Enfin, le sixième groupe est au contraire formé essentiellement d'hommes regardant beaucoup la télévision et peu lecteurs.

D'où, pour les auteurs, cette première conclusion : « Ce n'est pas l'usage populaire mais l'usage cultivé de la télévision qui place ce média sur le même terrain que le livre. La concurrence n'existe que chez ceux qui font un usage intellectuel de la télévision ».

Deuxième conclusion : la lecture fédère ses adeptes et annule les distances sociales, alors que la télévision les maintient : « La télévision n'homogénéise pas son public. Il en va tout autrement du livre : entre les lecteurs autodidactes et les lecteurs diplômés, les divergences liées au diplôme tendent à s'estomper ». Un lecteur peu diplômé tient peu ou prou le même type de discours « cultivé » sur ses lectures qu'un lecteur diplômé. En revanche, diplômés et non-diplômés ne parlent de la télévision ni dans les mêmes termes, ni sur le même mode : « Les diplômés transposent dans le domaine télévisuel la culture acquise à l'école : manifestation d'un sens critique, utilisation cultivée et distance à l'objet ». Enfin, le sexe et l'âge sont aussi des facteurs importants : pour les femmes, on l'a vu, « le livre occupe une place prépondérante ».

Un livre dont la lecture, aride, laisse apparaître des analyses tout en nuances.