La bibliothèque dans la cité
Martine Poulain
La bibliothèque est-elle un espace public de partage ? Quelle est sa place dans la cité ? Que fait la bibliothèque pour construire une identité d'appartenance ? Selon quelles modalités s'intègre-t-elle dans la vie sociale de la cité ? C'est à ces réflexions ambitieuses qu'invitait le colloque La bibliothèque dans la cité, organisé par l'APPEL 1 et la ville de Poitiers en décembre dernier. Poitiers, ville universitaire de 80 000 habitants, qui commencera en 1993 la construction de sa nouvelle médiathèque de 7 500 m2, sur six niveaux, offrant au moins 80 000 volumes en libre-accès (en plus de ses collections en magasins bien entendu).
Espace public de solitude
Pierre Pachet, enseignant à Paris VII, mania plusieurs jolies formules : « La bibliothèque est un espace public de solitude », « La bibliothèque est là pour favoriser la concentration des individus sur le désordre de leur pensée ». Et c'est un usage solitaire et libre de l'espace public de la bibliothèque, le droit au « secret de ses lectures », à l'indétermination de leur choix que revendique Pierre Pachet. Une bonne bibliothèque est alors celle « qui vous propose un projet, qui vous permet d'aller là où vous n'avez prévu ». Et c'est dans la solitude de ses tours et détours dans l'écrit que le lecteur « entre en relation avec le reste de l'humanité ».
Bibliothèque, culture, école
Philippe Raynaud, professeur à Lille II, cherche à comprendre comment nous sommes passés de la forme classique de la culture républicaine aux modifications contemporaines. Le modèle scolaire français est le fruit de la rencontre entre la sensibilité aristocratique et la pensée rationaliste. Les valeurs aristocratiques ont pour une part été reprises par la démocratie. Pour Philippe Raynaud, il existe historiquement au moins deux manières de penser la place des bibliothèques dans la formation de l'espace public démocratique. Le premier modèle « fait de la formation du citoyen éclairé la condition de la démocratie ». A ce modèle correspondrait les courants les plus divers qui peuvent être rassemblés dans la notion d'éducation populaire. Le deuxième modèle « repose sur le refus des aspects " hiérarchiques " ou " autoritaires " de l'imaginaire républicain ». Il pense la culture comme synonyme de « communication », d'interaction, la fonction de l'institution étant alors de réguler la « demande de culture ». Un lieu typique de ce courant serait la Bibliothèque publique d'information et Beaubourg dans son ensemble.
Philippe Raynaud appelle pour sa part à une politique qui sache être à la fois plus démocratique, « par la priorité donnée aux niveaux élémentaires de l'espace public plutôt qu'aux réalisations de prestige », et plus élitiste, « par la reconnaissance des exigences propres de l'Université par rapport au " grand public "».
Evaluer
Le service public doit rendre compte de son action. Il est aujourd'hui, rappelle Danièle Lamarque, conseiller référendaire à la Cour des Comptes, confronté à une demande sociale qui s'est démultipliée. Est-il capable de prendre en compte des demandes spécifiques de publics particuliers ? L'évolution des termes est significatif d'un changement du regard des services sur les publics qu'ils servent : on a parlé d'assujettis, puis d'usagers, puis de clients et aujourd'hui de publics.
Les indicateurs de satisfaction doivent être multiples et conduire à évaluer l'offre certes, mais aussi les usages et les opinions. On doit aussi penser à intégrer le public aux fonctionnements : une meilleure compréhension et des solutions adaptées et originales aux problèmes de chacun ont ainsi permis, dans un ensemble de HLM 2 une réduction spectaculaire du taux des impayés et des expulsions.
Les principes de l'évaluation sont l'objectivité, une méthodologie rigoureuse, l'indépendance par rapport au pouvoir qui la demande, la transparence (toute évaluation doit donner lieu à un rapport public). Toute évaluation doit aussi être pluraliste et contradictoire.
Gratuité et modernité
Evelyne Pisier, directeur du livre, parlant d'abord en tant que professeur de droit public, a rappelé que la notion de service public est née à la fin du XIXe siècle pour se substituer à la notion classique d'imperium (où le pouvoir de la puissance publique était arbitraire) et pour corriger les excès de la société libérale.
C'est au début du XXe siècle que la notion devient la référence dans de nombreux secteurs et par exemple dans la manière de concevoir l'école et l'université. Mais la culture, elle, reste du domaine privé. Ce deuxième renversement sera celui de l'après-guerre : le droit à la culture est explicite dans la Déclaration des droits de l'homme du 27 octobre 1946 (et, aurait pu ajouter Evelyne Pisier, le Manifeste des bibliothèques publiques de l'UNESCO 3 en 1948 en est un autre témoignage). Suit la période des « victoires » et de l'extension des institutions et pratiques culturelles. Les mutations technologiques, l'affinement de la demande conduisent aujourd'hui à de nouvelles questions. Jusqu'où aller dans la définition d'un service public de la culture ? Quelles sont les priorités ? On ne peut accepter que les dépenses culturelles soient sans limite, que « l'impôt culturel augmente sans cesse ». D'autant plus qu'on demande au service public tout et son contraire : par exemple « d'aider à la réduction des inégalités culturelles dues au marché, mais aussi de combattre l'homogénéisation de la culture que produit le marché ».
Le service public de la lecture doit-il être nécessairement gratuit ? s'est interrogée ensuite Evelyne Pisier. Se défendant de vouloir avancer telle ou telle réponse précise, le directeur du livre a pourtant estimé que les coûts des services, la responsabilisation des usagers, la valorisation du livre pouvaient plaider pour une remise en cause d'une gratuité dont la notion n'était peut-être plus de saison : « La gratuité a-t-elle un effet pervers sur la valeur du livre et risque-t-elle de détruire ce qui a été fait avec l'offre, par exemple avec l'instauration du prix unique ». Ce dernier argument pourrait sembler particulièrement étrange à qui verrait un appel à distinguer, voire opposer, deux des principales professions intéressées par le développement de la lecture, ici éditeurs et bibliothécaires. Mélange d'arguments qui suscitèrent un débat passionné, mais bâclé puisqu'imprévu.
Cité, identité, bibliothèque
Les adjoints aux maires de plusieurs grandes villes ont développé, chacun à leur manière, la conception de la place de la bibliothèque dans la cité. A Villeurbanne, on le sait, le geste architectural a été premier, la fonction de représentation a été voulue importante. Les élus n'ont, selon Jean-Paul Bret, pas été difficiles à convaincre, car ils savent qu'aujourd'hui, le succès public d'une médiathèque est garanti : « Pour qu'il y ait réseau, il faut qu'il y ait d'abord un élément structurant ».
A Arles, la construction de la médiathèque entre dans une tradition du livre forte (éditions Actes Sud, Centre de traduction littéraire, etc.) et dans une référence à l'histoire très présente. Il y a « identification de l'Arlésien à son territoire ». Le choix fait et revendiqué est celui de la gratuité. A Sète, qui a le « le DSQ 4 le plus poétique de France » (parce que situé dans un lieu que les poètes ont chanté), une population dont 40 % est d'origine italienne et 20 % d'origine espagnole, on considère « qu'il faut être un peu fou pour construire une bibliothèque », car l'entretien d'un tel équipement est coûteux. C'est pourtant bien sûr le choix qui a été fait.
Mais le propos le plus intelligemment provoquant a été celui de Yannick Guin, adjoint au maire de Nantes, chargé de la culture. « On peut tout dire de la bibliothèque, qu'elle est cathédrale et fédération, mais aussi qu'elle sépare (par la différente présence et les différents usages des diverses classes sociales). On peut dire qu'elle est le lieu du culturel et de l'histoire, mais aussi de la consommation et du décervelage. On peut dire qu'elle est lieu de communication, mais aussi d'incommunication. La bibliothèque n'est pas seulement un outil démocratique, c'est aussi un foyer révolutionnaire, un outil de subversion... Lieu de remise en cause des idées reçues, la bibliothèque est aussi un lieu de désagrégation sociale, d'approfondissement des questions... ». Mais c'est bien là que « le lecteur va être en contact avec le grand réseau des humains », que « le petit d'homme accède à l'universalité du savoir ». Si la bibliothèque n'est pas toujours un facteur d'identité, elle est bien le lieu par excellence du lien à l'universel.
Bibliothèque et solidarités sociales
Jean-Marie Delarue, délégué à la ville, a rappelé avec force la situation de l'exclusion. Trois millions d'habitants sont « désignés pour vivre à l'écart », dans des quartiers souvent très délabrés, avec toujours une école ou un collège, mais souvent moins de services publics qu'ailleurs et des structures associatives d'ampleur variable. La tradition de la lecture y est faible, l'illettrisme, voire l'analphabétisme, important. Que faire ? Il ne faut peut-être pas seulement construire des bibliothèques dans ces cités, mais tout autant « lier les activités de nos bibliothèques à la vie de ces cités ». Les bibliothèques peuvent apporter aux exclus « le silence et la fureur, la joie et l'esprit public ». « Le salut pour les cités passera sans doute par une dimension culturelle très forte ». Les rapports avec les institutions publiques sont plutôt mauvais, ces quartiers se sentant « condamnés à l'échec, à l'écart, au désespoir, au mépris ». L'un des enjeux de toute initiative est donc bien de « réconcilier ces jeunes avec l'esprit public ».
Pour ce faire, une solide réflexion locale est nécessaire. Il faut aussi changer nos propres façons de faire, sortir de nos murs, apprendre à travailler avec toutes les autres institutions. Certaines bibliothèques, estime Jean-Marie Delarue, ont su mettre en oeuvre de telles propositions : « Ces bibliothèques sont devenues pour les enfants une formidable source de richesse ». Et le délégué à la ville de conclure : « Il y a des quartiers qui souffrent ; la lecture est un remède à cette souffrance ». Patrick Boulte, de l'association « Solidarités nouvelles face au chômage » ira dans le même sens : « Comment opérer pour permettre la reconstruction identitaire ? ». L'exclusion, c'est bien celle des sources ordinaires de l'identité. Le recours à la lecture ne peut intervenir que dans un deuxième temps, quand « on est entré dans un processus d'intérêt pour le réel et qu'on a alors besoin d'une confirmation par le regard de l'autre ». Mais « nous connaissons malles mécanismes qui autorisent l'accès à l'autre ».
Plusieurs exemples de présence et travail des bibliothèques dans les quartiers furent évoqués : à Avignon, Mulhouse, Bobigny, par exemple.
Si la lecture crée du lien social, elle est aussi, rappelle Jean-Claude Pompougnac, « recherche volontaire de l'exclusion sociale » : « la fureur de lire n'a rien à enlever à la ferveur de lire ». La bibliothèque, service public de la ville, doit penser ses apports à la cité, s'interroger sur les modes de son « retour d'investissement » vers la ville. Si la bibliothèque s'interroge sur la multiplicité des missions qu'elle a à remplir, son identité, ce sont d'abord ses collections, par ailleurs porteuses elles aussi des tensions qui traversent l'espace public. Pourtant, la bibliothèque est « la seule institution qui peut témoigner de l'encyclopédie comme image de l'être ensemble démocratique ».
L'avenir des politiques culturelles
Pour Bruno Cognat, secrétaire général de la ville de Saint-Etienne, représentant du Comité des finances locales, les politiques culturelles locales sont, et seront dans un proche avenir, confrontées à un certain nombre de questions. Les collectivités devront arbitrer entre les moyens attribués à de grands équipements culturels et le soutien massif à des manifestations ponctuelles ou aux réseaux associatifs. « Toutes les collectivités et les grandes villes ne pourront pas être performantes dans tous les domaines ». Les cadres réglementaires de l'action culturelle vont évoluer ; certaines règles du jeu et certaines pratiques d'aujourd'hui (l'association de la fonction publique territoriale et du système associatif ou les relations entre tarification et mécénat par exemple) ne pourront être conservées. Les établissements culturels territoriaux iront sans doute vers plus d'autonomie. Les métiers de la culture sont en pleine évolution. Le « paradoxe du manager », selon Bruno Cognat, c'est que les directeurs sont aujourd'hui appelés à tout faire. Une telle conception est intenable. La formation continue devra d'autre part être développée.
Nous entrons, confirme Patrice Béghain, dans l'ère des arbitrages : « Il va falloir argumenter plus encore auprès des politiques ». Il faut peut-être réfléchir à la « démunicipalisation » de certains établissements culturels. En tout cas, un débat est nécessaire sur la nature et les modes d'intervention culturelle des communes. D'autant plus que la répartition des compétences entre les différentes collectivités publiques, les mesures dérogatoires indispensables au développement des bibliothèques forment malgré tout un dispositif fragile, où certains domaines, et par exemple ceux de la coopération ou de la protection du patrimoine ne sont sans doute pas encore suffisamment renforcés et structurés.